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Blood on the Ground (ft Tiag)

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Blood on the Ground
La soirée s'annonçait tranquille. J'étais de repos, posé sur le canapé, manette en main, casque sur les oreilles, jouant sur la console la musique à fond. Chantant comme si j'étais une rockstar, dansant de la tête à défaut d'être debout, défonçant tous ceux que je croise sur PUBG. Et me faisant défoncer aussi, cela va de soi, vu ma concentration. Je finis par abandonner, à moitié mort de rire, à moitié agacé, balançant manette et casque sur un coussin en m'affalant un peu plus, dans le but de ne faire plus qu'un avec le sofa. Pas le temps de soupirer de plénitude, j'entends tout un ramdam par la fenêtre. Je fronce un peu les sourcils, soupire un peu plus, et m'approche prudemment de la fenêtre.

Prudemment, parce qu'on est dans le Bronx, et que ça a l'air de chauffer sérieusement dehors. J'ai pas envie de me prendre une balle perdue à cause de ma curiosité. En plus, c'est même pas de la curiosité mal placée, c'est pour savoir à quel point c'est le bordel. À quel point c'est grave. Est-ce qu'il y a quelqu'un, à St Harry ? Pas certain. Je soupire encore, mais cette saleté d'Hipocrate se fait plus fort. Je chope mon téléphone, mes clés, je remonte ma capuche, et je descends les escaliers aussi vite que possible. Arrivé en bas de l'immeuble, j'entends les sirènes, et la foule qui se disperse. Les plus concentrés sur leurs bagarres, ou les plus défoncés, ou les plus éméchés, sont les derniers à réagir. Ça titube n'importe comment, ça court dans tous les sens. Vu comme ça, je n'ai l'air que d'un fuyard parmi les autres. D'ailleurs, je prends la même direction que certains d'entre eux.

Ils doivent être en train de se dire "pourvu que les flics ne me rattrapent pas" et moi de me répéter en boucle "pourvu que le néon soit allumé... pourvu que le néon soit allumé..." Autrement dit, pourvu que quelqu'un soit là pour les aider. D'ailleurs, y'en a un qui traine plus que les autres. Littéralement. Il traîne sa jambe et laisse un filet de sang derrière lui. C'est comme ça que je le chope, l'incitant à monter sur mon dos. Plus que quelques mètres. Une foule est déjà amassée devant l'escalier qui mène au sous-sol. C'est pas bon, ça, c'est pas bon... Déjà parce que ça risque d'attirer la flicaille, mais aussi parce que bordel, non, le néon est éteint.

Je me fraye un chemin parmi les blessés, brandissant les clés devant moi, comme un trophée, mais surtout comme un passe-droit. Je pose mon blessé à terre une fois la porte ouverte, je fais entrer tout le monde le plus vite possible, en jetant un coup d'oeil inquiet vers un gamin qui fait le guet. Il me fait "non" de la tête, j'acquiesce pour le remercier, et allume la lumière au bout du tunnel. Et le néon, aussi. Et mon téléphone aussi. Je vais avoir besoin d'aide. Tiag est le seul dont j'ai le numéro. On l'a tous.

J'envoie un premier message rapidement. Deux mots suffiront.

Help. Now.

Peut-être trois, finalement. Un deuxième message, et le téléphone retourne dans la poche. Une simple formule de politesse, mais dans ce contexte, je crois qu'elle veut tout dire. J'espère.

Please.

Et sans attendre plus que ça, je me mets au boulot. Je remonte mes manches, me balance du gel sur les mains, et je commence par le pire moment du job d'un urgentiste : le tri. Je balance dans le tas quelques pansements et autres bandages pour ceux qui tiennent encore debout et qui peuvent parler. J'enjoins les blessés par balle à se mettre d'un côté, et je demande aux autres de me prévenir tout de suite pour ceux qui ont perdu connaissance ou qui sont sur le point de le faire. Le reste du monde n'existe pas, je me concentre sur ce que j'ai à faire, espérant que mon collègue ne tarde pas trop. S'il bosse ou quoi, je suis dans la merde. Mais je n'y pense pas, pas tout de suite. J'ai des balles à extraire.

Là, maintenant, tout de suite, plus rien ne compte. Ils sont tous assis au même endroit, dans la même attente, vivant la même angoisse. Qu'importe qui était de quel côté, pour quelles raisons, et qui a fait quoi. St Harry, c'est comme un temple, où les différends n'ont plus lieu d'être. Pourvu simplement que son fondateur ait entendu l'appel...
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Soir de disette, nuit qui est tombée, lueurs d'étoiles qui ponctuent la robe de Nyx. Crépuscule qui s'abat sur une ville de pêchés. J'ai renoncé depuis longtemps à l'idée de jouer les archanges, de balayer des ailes chaque avenue, en attendant de voir chacun s'apaiser de ses douleurs. Absoudre les vices n'est pas possible, on le comprend au bout de quelques temps ; on le comprend, surtout, quand on se berce soi-même du vice, quand on s'étouffe d'alcools et de fumées, de corps consommés comme autant de sacs plastiques, et tout finit par se confondre. C'est comme ça que les jours deviennent des nuits, qu'on apprend à dormir les paupières bercées de lumière, comme ça qu'on se perd, lentement, dans des nimbes de cauchemars. Les ronds sur la table en bois sont les cadavres de batailles perdues d'avance. Il en a fallu, du temps, pour que les chapitres soient rédigés d'une encre plus légère ; il en a fallu des combats, diurnes et nocturnes, pour arrêter d'être ce foutu papillon de soir qui venait se cramer les ailes le long d'une étincelle. Étincelle d'espoir, étincelle qui disparaissait à chaque fois, dans un nouveau râle, dans un nouveau grognement, et les mois s'étaient enchaînés, défilé de situations fantasques et de déchéances assumées. Il avait fallu lutter, se mettre à sang, pour accepter de moins fréquenter Hadès, de davantage laisser son souffle s'engouffrer sur la peau d'une divinité plus douce, plus joyeuse. Et depuis, les soirs avaient repris le bon chemin. Le soleil avait commencé à se coucher de nouveau dans des nuances plus douces, dans un rosé qui n'avait plus rien de vin, mais qui était un réconfort. J'avais pris l'habitude de m'endormir plus tôt, le soir directement, en rentrant de mes vacations officielles à Mount Sinai, ou bien de m'effondrer dans le canapé dès que mes semelles s'arrachaient à ma plante, en rentrant de St-Harry. Activité clandestine ou travail officiel, tout ne prenait sens que dans le regard des patients ; la reconnaissance, le soulagement, c'étaient des concepts infiniment plus agréables même que les heures de sommeil et de rêve. Alors, en recevant tes messages, en captant l'urgence, j'avais compris. Une douche écourtée, eau froide pour me réveiller, et chaussures enfilées, manteau sur les manches, et je dévalais les escaliers - pas le temps d'attendre l'ascenseur quand il s'agissait d'illuminer le néon. Plus de Furies pour souffler à mes oreilles l'envie de m'échapper, l'envie de me soustraire à ce quotidien bien mené. "J'arrive de suite." Téléphone qui éclaire la cage d'escalier, visiblement pas le temps d'appuyer sur l'interrupteur non plus. Moteur qui gronde, musique rock qui résonne sur le bitume, les roues qui s'agitent, raccourcis pas tout à fait licites, et en quelques minutes seulement, j'arrive devant la clinique. Verrouillage, pas rapides, à nouveau cage d'escalier, je dévale, dépasse quelques zombies aux râles qui me poursuivent. Mains lavées, désinfectées, jusqu'aux avant-bras, comme toujours, comme avant chaque opération, et puis déjà les gants enfilés. On fait les choses bien ici, avec peu de moyens mais bien - les gants périmés, c'est un mythe, ça coûte moins cher et ça protège tout autant. Je t'adresse un signe, te dépasse pour récupérer ton patient - un habitué des lieux, je l'appelle par son prénom, je lui diagnostique les douleurs habituelles, comme si il avait été maudit par le roi des Enfers en personne, talon d'achille en personne de la jambe qui toujours subit les coups et les balles. Fil décousu qui est le mien, orfèvre qui de nouveau sort son fil, les mêmes couleurs. "Je me charge de celui-là. Tu peux en prendre un à soins légers en attendant ? J'ai vu une femme qui saigne niveau 4, on s'occupe de la soigner ensemble juste après, si t'es okay." Je secoue la tête, louche à peine derrière mes lunettes, Morphée m'attire toujours, mais l'adrénaline finira forcément par secouer les organes. "Abhi, t'as essayé d'appeler Monroe ou Webster ? Il y a beaucoup de monde." Main qui farfouille dans la poche, code tapé à la va-vite. "Essaie de les appeler, j'ai leur numéro dans mon téléphone. Je crois qu'ils sont vraiment pas disponibles ce soir, mais tente quand même, okay ?" Et déjà le visage posé sur les plaies, en mode peintre qui s'amuse à atténuer les nuances rouges, à canaliser les fuites d'aquarelle qui viennent déjà pulluler sur le carrelage ancien. Pas le temps d'analyser les décors, chaque chose en son temps, et on en est pas encore à la tragédie romaine.

@Abhishek Sudarshan
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J'avais bien senti mon téléphone vibrer dans la poche, mais j'étais trop occupé pour vérifier la réponse. J'espérais juste que ce soit Tiag, et que c'était quelque chose du style "j'arrive". De toute façon, j'avais les gants, le masque, et je faisais ce que je pouvais pour extraire les quelques balles le plus rapidement possible. Heureusement, la plupart étaient logées dans des jambes ou dans l'aine, rien de trop catastrophique à priori. Je retirais, j'épongeais, je recousais, je désinfectais, et je passais au suivant. Outre les balles, les hémorragies étaient plus ou moins réglées également. J'avais mis les uns et les autres à contribution. Ceux qui saignaient étaient allongés, leurs blessures comprimées, et je repassais de temps à autre voir si tout allait bien. Les points nécessaires étaient presque tous faits, le reste pouvait attendre.

Et puis, le messie arrive enfin. Je soupire de soulagement, surtout lorsqu'il prend les choses en main. Pas que je ne savais pas m'y prendre, juste que d'un point de vu psychique, pouvoir se décharger sur un collègue, c'est déjà beaucoup de pression en moins. Le seul truc qu'on pouvait me reprocher jusque là, c'est d'avoir jeté masques et gants ensanglantés dans un coin, entre chaque patients. C'était tombé à côté de la poubelle, je suis pas basketteur pro, mais j'avais pas que ça à faire non plus d'aller tout ramasser alors que des vies étaient en jeu. Au moins, c'était dans un coin, personne ne risquait de se prendre les pieds dedans.

Je le laisse donc prendre en charge un des gars qu'il a l'air de bien connaître, j'acquiesce pour lui faire comprendre que j'avais compris ses instructions. Puis je secoue la tête sur les côtés, façon indienne parce que dans ces circonstances c'est les vieilles habitudes qui reviennent, pour signifier que non, je n'ai pas prévenu les autres.

- Pas eu le temps.

Je prends son téléphone pour leur envoyer un message, le même, comme ça je perds moins de temps. On a besoin d'aide, si tu peux". Sans trop d'espoir de réponse, je repose le smartphone dans la poche de son propriétaire et retourne au boulot. Gel, gants, c'est reparti. Comme convenu, je m'occupe de quelques bandages superficiels en attendant qu'il ait terminé, puisqu'on ne sera pas trop de deux pour s'occuper de la jeune femme en pleine hémorragie. Je l'avais déjà vue rapidement, sa blessure est plus ou moins comprimée, je l'ai faite allongée, mais je n'ai pas eu le temps de repasser la voir. Rapidement, c'est avec Santiago que je me rends à son chevet.
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Écran du téléphone pour seule lumière pendant quelques secondes, ici les ampoules grésillent souvent. Compliqué d'appeler la ville pour s'en plaindre quand on exerce en tant que clandestins. Mais aucun regret de ce côté-là ; et c'est une des choses que j'aime chez toi, dans ton énergie, dans la façon dont soir après soir, garde après garde, tu viens ici, pas forcément toujours le sourire aux lèvres mais au moins la tête chargée d'espoir. L'espoir qu'on va pouvoir soigner, l'espoir qu'on apporte un peu de ce que le système devrait offrir à chacun de ces gens. L'espoir d'être un peu l'apôtre de ces âmes perdues ou délaissées, berger qui les ramène à l'enclos, certes, mais qui s'assure qu'elles sont en forme, ces âmes, au moins sur le plan physique. Téléphone qui glisse dans ma poche, bref signe de tête à ton encontre, juste pour te remercier, et puis déjà les yeux dévient vers les plaies, vers le matériel. Horloge qui tourne sans que j'en prenne conscience, patients soignés les uns après les autres pendant près d'une heure, tantôt avec toi, tantôt en solo, selon le niveau de soins nécessaires (et c'était là l'une des beautés de notre équipe, faite de spécialités et d'horizons différents : l'accompagnement était forcément optimal). Pas de réponse de Lancelot, pas de réponse de Kayden, le docteur Scarlett était aussi absent, et il fallait pourtant continuer à la chaîne, bras recousu après arcade épongée, sac poubelle après sac poubelle. Les lingettes humides de sueur et les chiffons ensanglantés s'étaient mis à pulluler, au fond des corbeilles. Pas le temps de les sortir, néanmoins. Un bref coup d'oeil en ta direction, signe de tête à nouveau. "Ça commence à se calmer." Ils peuvent nous entendre, mais ne frémissent même pas ; ça, c'est la file d'attente, c'est les hurlements, comme si les couloirs et les salles s'étaient peuplées de loups, et que finalement certains d'entre eux étaient partis. Bandage appliqué, prescription médicamenteuse dans les mains - elle n'en a que le nom, en réalité les gélules sont fournies mais c'est pour les proportions journalières que je les rédige -, je salue une patiente qui s'écarte. Elle boîte encore un peu. "Un jour ou l'autre, il faudra recruter un kiné." Ton pince sans-rire, ça amuse un gamin qui attend dans un coin que son père soit soigné ; et il est face à nous, le père, l'arcade sourcilière sévèrement abîmée, la bouche de travers, sans doute une dent ou deux perdues dans l'une des batailles qui rugissent sur le bitume brûlant des nuits d'été à New York. Tu te penches, écoute les battements cardiaques ; vieux réflexe que j'ai mis du temps à acquérir, mais des troubles du coeur pourraient facilement naître des peurs qu'ils se créent à renforts d'insultes et de poings. S'il y a eu à St-Harry bien des premiers cris, on a aussi connu quelques derniers soupirs. Mais les gens reviennent toujours ; malgré les murs obscurs, malgré les ampoules grésillantes, il y a ici des soins, il y a ici de l'espoir, et pas de place pour le spectre de Thanatos. "Il s'est passé quoi ce soir, vous vous êtes tous donnés le mot pour vous foutre sur la gueule dans la même heure ou quoi ?" Le type sourit - c'est bien trois dents en moins -, et puis il balbutie quelques mots, semble-t-il des explications, mais je fronce les sourcils. "Je ne comprends pas grand-chose, monsieur. Abhishek, tu piges un truc ?" Sourire aux lèvres, à nouveau pincé, mais au moins il trahit que je ne veux pas humilier qui que ce soit ; les patients ont connu en quelques années tout un tas de versions du docteur Montero, et le violent cynique n'est plus de ce monde.

@Abhishek Sudarshan
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Je ne sais pas combien de temps il a fallu avant que cette phrase ne soit prononcée. Le retour du calme. Était-ce bien possible ? C'est vrai que j'avais ouvert à cause de la bagarre, mais, voyant le néon allumé, d'autres malades, blessés et habitués, avaient rejoint le couloir d'attente. Je ris un peu à la réflexion de Tiag à propos du kiné. C'est bien une idée d'orthopédiste, ça, tiens !

- Des kinés, des infirmiers, des ambulanciers... ouais, un jour on pourrait même s'agrandir !

J'ai le ton un peu moqueur, mais en vérité, si on pouvait le faire... bien sûr qu'on le ferait, et je serais plus que partant ! L'illégalité, c'est plus compliqué pour recruter et pour travailler, mais en réalité, ça reste tout de même beaucoup plus simple pour tout le reste.

Et puis on arrivait aux dents laissées sur le bitume. Ouais, ça se calmait carrément, si on en était à jouer les dentistes. Voilà ! Il nous faudra un kiné dentiste ! Mais avec tout ça, c'est vrai que je n'avais pas eu le temps d'expliquer la raison de cette cohue à mon collègue.

- Ah, oui, je t'ai pas dit... C'est ça. J'sais pas ce qui s'est passé non plus, mais y'a eu un gros fight. Genre vraiment. En bas de chez moi. Du coup je suis venu, j'ai dû ouvrir et c'était direct blindé, donc...

Donc voilà, une soirée bien animée. Je me penche vers le type en fronçant les sourcils. C'est à cause de ses dents qu'on comprends rien, ou il parle une autre langue ?

- Vous pouvez répéter, monsieur ?

Je n'arrive toujours pas à saisir, alors je me tourne vers le gamin, qui hausse les épaules. C'est pas trois dents en moins qui rendent le verbe incompréhensible à ce point là. C'est là que le type sort un truc de sa poche pour nous le montrer, grand sourire aux lèvres. Je crois qu'il veut qu'on lui remette ses dents. Il les a ramassé.

J'ai beau être médecin et avoir vu tout un tas de truc, ça, ça me dégoute un peu. Mais en tant qu'urgentiste, je sais le faire. J'en ai horreur, et les patients ne le voient pas, mais bordel, je déteste ça. Mais là, j'ai un orthopédiste sous la main... bon, des dents, c'est pas des tibias, mais ça fera l'affaire, hein ?

- Je m'occupe de l'arcade, je te laisse la mâchoire.

À ces mots, j'attrape tout de même un haricot pour que le type mette ses dents dedans, je les arrose de sérum phy, avant de le tendre à Tiag avec un grand sourire. En vérité, on n'a pas besoin d'être deux sur ce gars, mais je préfère rester, au cas où. Le fait qu'on comprenne rien m'inquiète un peu, si c'était que les dents, on pigerait au moins un peu.
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J'écoute l'histoire que tu me déballes, ne détourne les yeux de notre patient que pour hausser les sourcils quand tu te mets à me raconter la bataille qui a une fois de plus agité les carrefours du Bronx. Le type sort ses dents dans un écrin, comme s'il les avait placé là pour demander en mariage l'une des dames qui n'auraient pas manqué de refuser, surprise au premier baiser édenté. Tu le fais répéter pendant que j'essaie de reconnaître la numérotation des morceaux qu'il nous tend, attendant qu'on les visse dans sa mâchoire, et il a l'air innocent de ceux qui pensent vraiment qu'il suffirait aux médecins d'appuyer à peine pour que hop ! Les dents soient au complet, jolie petite famille qui brillerait si l'on s'accordait à un peu plus de dentifrice. Le souci est que je n'ai carrément pas fait attention aux cours sur la dentition ; déjà dans mes premières années de médecine, je me voyais destiné à la réparation des tissus, des muscles, des membres qui s'agitaient, marionnettiste qui s'imaginait pouvoir faire un peu de mécanique sur tous les pantins. Comme si tu lisais dans mes pensées, tu te réserves l'arcade sourcilière, et la mienne se fronce. "Okay, mais pour le prochain, s'il y a des soucis sur le cuir chevelu, tu te débrouilles." Parce que j'avais jamais trop apprécié ces moments où il fallait éponger, de tissus chaque fois plus imbibés, le sang dans les cheveux d'un autre ; aussi parce que je n'aimais pas, d'une façon étrange, le crâne des gens. Même s'ils étaient mes patients, même s'il fallait que je me dévoue à eux, il y avait toujours cette vague impression que j'étais bien trop proche d'une partie bien trop sensible. Particulièrement depuis... Quelques années. Quand mes mains avaient commencé à trembler. Et si je me réjouissais qu'elles semblent avoir terminé leur valse furieuse, je n'étais pas à l'abri d'une rechute, et je priais tous les dieux pour ne pas avoir à être trop proche des neurones d'un blessé à ce moment-là. La paralysie était trop vite arrivée. Avec les muscles... C'était différent, c'était mon domaine d'expertise. Mais le cerveau, non. Loin de moi ces opérations-là. Outillage en mains, le type mord très fort ce qu'on lui a glissé en bouche, il serre, et ça se voit sur le tissu de l'haricot, qui pourrait presque éclater. Une dent remise, puis une autre, et pour la dernière, je manque me faire happer les phalanges dans un coup de canines. Désinfection, et puis rapide coup d'oeil à l'intérieur, comme pour m'assurer qu'il n'en a pas égaré une quatrième, quelque part sur le bitume de New York. "C'est bon, vos dents sont toutes de retour. Et heureusement d'ailleurs, parce que je n'ai pas les coordonnées de la petite souris pour en trafiquer une de plus s'il y en avait une que vous n'aviez pas ramassé. T'as fini aussi, Abhi ?" Le rapide coup d'oeil, déformation d'expérience qui me pousserait presque à vérifier qu'il a bien fait ; pourtant, il est compétent, efficace, bienveillant, le docteur Sudarshan, ce sont mes mots à moi et ceux de nos patients ; et lorsque nos chemins se croisent à l'hôpital - l'officiel, cette fois -, je ne manque jamais de t'adresser un signe de tête. "La prochaine fois, mon vieux, vous essayez de ménager un peu la dentition, okay ? On n'a pas de dentiste ici. Considérez que c'était un soin exceptionnel. Hm ?" Il hoche la tête, perturbe tes derniers soins, et puis se lève, s'en va en claudiquant un peu, le gamin le suit. "Ça promet d'être une sacrée nuit. Au suivant !"

@Abhishek Sudarshan
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Y'a des jours comme ça où on a la nette impression d'être des ouvriers à la chaîne. Les mouvements ne sont pas systématiquement les mêmes, et on a parfois des sautes d'adrénaline, mais l'idée est là. Comme a dit Tiag : "au suivant!". On fait un métier qui ne sera pas de si tôt remplacé par l'intelligence artificielle, c'est moi qui vous le dit.

Comme promis, je me suis occupé des quelques cuirs chevelus à avoir besoin d'un petit coup de nettoyage ou d'aiguille, et, petit à petit, le calme revenait. Malgré la violence de la bagarre qui m'a conduit ici ce soir, pas grand chose à déplorer. Il restait encore quelques patients, mais rien de trop urgent. Et puis, comme ici nous n'avons pas de petit personnel pour s'occuper du reste, je finis par me dévouer :

- Je vais nettoyer et fermer les salles dont on a pu besoin, je te laisse t'occuper des derniers ?

Je crois que j'ai ma dose pour ce soir. Ce soir... ce soir... je ne sais même pas combien de temps il s'est passé. Si ça se trouve, le soleil est déjà en train de dire bonjour aux New-Yorkais.

Me voilà à faire le tour avec un sac poubelle et des gants pour ramasser tout ce dont on a pas eu le temps de se préoccuper jusque là. Les haricots en cartons pleins de sang et d'ustensiles usagés, ce qu'on a jeté à côté de la corbeille dans le flux de l'action, je ramasse tout. Le lavable d'un côté, le jetable de l'autre. J'irais disperser ça dans plusieurs bennes en rentrant, faudrait pas éveiller les soupçons. En attendant, j'entasse ça dans un coin à l'arrière, et entame le lessivage. Les sieges, les tables d'auscultation, les sols, tout doit être nickel. On est une clinique non déclarée, mais ce que nous ne sommes certainement pas, c'est des profiteurs de bas-fonds. Hors de question d'être en dehors des clous niveau hygiène. C'est un détail qui n'en est pas un, et qui fait que je continue d'officier ici. On n'est pas là pour ajouter de la misère à ce qui en est déjà rempli.

Une fois terminé, je laisse le seau et la panosse dans un coin du couloir où attend encore une ou deux personnes. Je suis fatigué, je pense que je vais rentrer. Je passe la tête par la porte pour savoir ce que fait mon collègue :

- Tiag ? Si t'as pu besoin de moi, je vais y aller. Tu veux que j'éteigne le néon ou tu restes ?

Évidemment, c'est pas parce qu'on éteint qu'on met tout le monde dehors. Mais quand je suis tout seul, j'éteins toujours avant, histoire de terminer avec les patients présents sans avoir de mauvaise surprise. Si une urgence arrive, bien-sûr que je m'en occupe. Mais en attendant, là, je suis pas loin de m'endormir sur place.
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Ballet soigneusement orchestré, tout un lac des cygnes qui se joue sur un étang marécageux, au néon grésillant ; les soins s'enchaînent et il faut multiplier la panoplie des gestes médicaux. On vient pour un bras cassé, pour une balle perdue, pour des maux de dents ; on vient aussi pour les migraines qui durent, et qui durent, puisque les méninges harassées valent au moins autant que les tirs que l'on partage sur les boulevards les plus reculés du Bronx. St-Harry se veut refuge pour toutes les âmes blessées, refuge temporaire, refuge clandestin, mais refuge aux murs sur lesquels le papier peint ne s'effrite pas plus qu'il le faisait il y a dix ans. C'était alors d'autres médecins, dont la blouse blanche décrépie finissait par virer au rosé, en même temps que la soirée passait ; peut-être que nos accoutrements suivaient la voûte, se constellant d'étoiles pourpres juste avant que ce ne soit l'aube, quand le tissu virait au violacé. Les corps ecchymosés, les médicaments distribués, à la pelle, anti-douleurs majoritairement, après quelques questions rapides et surtout en mobilisant toute la mémoire du monde, puisqu'il fallait limiter les addictions, lutter fermement aux côtés de ceux qui bataillaient contre les envies, contre les pulsions, contre le manque.

Opérer à St-Harry n'était pas qu'une question d'endurance, il y avait aussi l'empathie, qui primait, celle qui faisait la différence quand les jeunes médecins se pointaient ici, les poings serrés, déterminés à faire leurs preuves pour rétamer le reste de la promotion. Ils finissaient par lâcher, dans le temps, objets rouillés au bout de quelques nuits de garde, puisqu'ils n'avaient pas l'Espoir. L'Espoir, c'était ce qui animait l'équipe, c'est ce qu'il fallait rallumer dans la cage thoracique des patients les plus sordides, les plus tristes aussi. L'Espoir, c'était un sourire, un clin d'oeil, c'était enfin voir la salle d'attente se vider, et dans les couloirs entre disparaître les râles de douleur ou d'impatience. Les nuits finissaient par devenir jours, inlassablement. Une silhouette se déplace, je reconnais du coin de l'oeil que c'est la tienne, je termine de désinfecter, chiffon entre les dents, ça en fera un de moins pour les patients mais ça me permet de mordre pour canaliser la force, être plus prudent, plus doux. Je hoche la tête quand tu t'en vas avec ton matériel de nettoyage et de rangement, horloger concentré sur la réparation d'une aiguille, je termine de recoudre, coupe le fil qui dépasse trop, et relâche la pression. Le chiffon échoue au sol - souillé -, le patient jette un oeil sur mon oeuvre d'art, puis, satisfait, se relève, me glisse une tape dans le dos, une poignée de main, et disparaît dans la nuit - jusqu'à la prochaine fois, peut-être, ou bien à jamais, je ne sais jamais quoi leur dire quand ils passent la porte.

Te revoilà ; je pense que le temps s'affole, à St-Harry, qu'on perd le fil des secondes et des minutes, que les heures sont un troupeau enragé qui finit par s'échapper. Tu as déjà rangé, et il ne reste plus que quelques patients seulement, alors je m'avance, te tend la main en guise d'au revoir - ou d'à bientôt, en l'occurence, avec toi je peux le dire. "Merci pour ce soir et pour eux, Sudarshan. T'as bien fait de m'appeler. Je m'occupe des derniers, et je ferais la veille jusqu'à l'arrivée du prochain doc. Tu peux laisser allumé !" Une tape dans le dos amicale, et déjà je m'en vais vers la prochaine patiente - à me demander ce que la ville de New York a bien pu réserver de cabosse à cette dame-là, assise avec un sac lilas sur une des chaises orangées du couloir d'attente.


@Abhishek Sudarshan on clôture là, ou tu souhaites d'autres péripéties ? 1046566883
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