golden hour

Je réfrène toute envie de montrer qui je suis en public.
En moi, quelque chose se dit que laisser déborder ce que je garde enfermé à l'intérieur de cette chair, de ces os et de ces muscles... est une manière de donner l'accès à des inconnus à ce que j'ai de plus précieux et intraitable.
Je porte des habits à manches longues, n'enfile que des pantalons qui atteignent mes chevilles et choisis les manteaux noirs en réponse à un besoin de camoufler jusqu'au moindre centimètre de peau. Un peu comme une personne cherche à cacher ses innombrables tatouages, puisqu'elle s'aperçoit que toutes ces descriptions et symboles accrochés à son épiderme en révèlent bien trop à son sujet.

Donner le savoir aux autres, c'est aussi leur offrir le pouvoir de nous accabler.

J'ai trouvé une manière d'exposer ces parts vulnérables sans devoir risquer quoi que ce soit.
Derrière un pseudo, une photo de profil ridicule et quelques mots, je deviens Nurungji, amateur d'art qui aime échanger avec des passionnés sur la toile.
Et peu importe qui l'on est, parce que ce que le monde aime et veut voir, ce sont les résultats.
Ce sont les informations visibles, tangibles, que l'on peut jauger, calculer, estimer.

nurungji a posté à 18:28:

Et au début, on se sent nerveux à lâcher tout ça sous l'œil de parfaits inconnus.
Mais on s'aperçoit surtout que ça a du bon d'enfin faire sortir ce qu'on a dans la tête pour le montrer au grand jour. C'est comme donner naissance à quelque chose qu'on a laissé maturer pendant trop longtemps. On a envie que ce soit vu, que ça évoque quelque chose à quelqu'un. On a envie de pouvoir se faire entendre et communiquer avec une personne qui comprend.

Il n'y a jamais eu de personne malintentionnée sur ce forum.
Ou alors je ne suis pas encore tombé dessus.
Je poste depuis quelques semaines, c'est un espace chaleureux et tranquille où chacun échange pour aider l'autre à nourrir sa réflexion. Le domaine de l'art est à la fois curieusement introspectif, et aussi très ouvert sur les autres. Peut-être parce qu'il touche tout le monde et que chacun le cultive à sa façon. Je pense que l'art est comme ça, il est une opinion personnelle de son propriétaire, la photographie d'un point de vue à un instant précis. Voilà pourquoi il est si difficile de juger ce qui est de l'art ou non. C'est parce qu'il est propre à chacun et qu'il ne peut se discuter qu'avec des valeurs subjectives, elles-mêmes contestables.

Je n'ai pas vu le temps passer.

C'est le soir, mais dehors, il fait encore jour. L'heure du printemps étire les journées et retarde l'apparition d'une lune qui se fait discrète, cachée sous les dégradés chauds.
Je fixe la tasse de thé tiédie attendant sur la table que quelqu'un la débarrasse de son contenant.
Chacun a son fardeau à porter et dont il aimerait se défaire. Si boire une tasse suffit à la soulager de son poids, je me demande ce qui apaise un cœur alourdi par sa peine.

Voilà plusieurs semaines que je me retrouve à vivre seule dans une chambre d'hôtel que je trouve de plus en plus lugubre. Je me sens seule, plutôt déprimée … Assez pour déserter le restaurant du rez-de-chaussée pour demander à ce que le service d’étage me porte chacun de mes repas. Cela ne me ressemble pourtant pas, mais je m'isole de plus en plus et je sais que ce n’est pas une solution. La raison est simple : je n’ai pas la moindre envie d'exposer l'échec que représente mon mariage à la vue de tous. Je ne devrais pas, je le sais, mais pourtant je suis morte de honte… Honte d’avoir pu un jour accorder ma confiance et mon amour à ce sale type. Je me sens responsable de cet échec. Je suis responsable de mon humiliation et ce n’est pas une chose que je veux développer auprès des personnes qui m’entourent. Alors plutôt que de jouer les victimes, je souris, constamment. C'est un masque que j’arbore depuis toujours, au point même d'être devenue experte en dissimulation. Néanmoins, jouer le bonheur, c'est franchement fatiguant.

En réalité, j'aimerai pouvoir parler de tout cela. Je voudrais pouvoir me débarrasser de cette colère, de ce dégoût de moi-même afin que chacun de mes sourires soit enfin sincère. J’aimerai, mais je ne peux pas. Je ne tiens pas à ce que l’on me plaigne. Je n’ai pas besoin d’une épaule sur laquelle m’appuyer pour déverser ma petite larme… Je voudrais juste pouvoir avancer la tête haute sans avoir à me forcer.

La solution, je l’ai trouvée peu de temps après mon arrivée dans cet hôtel. Il ne s’agit pas d’une personne, ni même d’un groupe d’amis, mais seulement d’un forum spécialisé dans l’art thérapie. Enfin, ce n’est pas ainsi qu'il se présente, mais c'est comme ça que moi, je le perçois. Ici, chacun est libre de livrer une petite partie de soi, à travers divers supports visuels. Il m’arrive d’être attirée par quelques œuvres, celles qui me parlent le plus et qui m’inspirent. J’aime beaucoup les posts de Nurungji. La mélancolie qui découle de ces images a cette étrange tendance à faire écho avec la mienne et, quelque part, cela m’apaise.

NightLite a écrit J’aime beaucoup cette lumière. Cela me rappelle un peu les jeux en clair-obscur. C'est à la fois rassurant et oppressant… Un peu comme un appel au changement ou au renouveau, peut-être. Enfin, c'est ce que je ressens, je suis peut-être en train de dire une grosse bêtise.

Donner son avis - ou plutôt son ressenti -sur une chose aussi personnelle peut souvent être délicat. J’ai toujours peur de tomber à côté et de blesser l’auteur. Aussi, je reste généralement vague et j’insiste surtout sur ce que l’œuvre m’évoque très personnellement.

NightLite a posté à 20:30:

Et dans l'assemblée, il ressort toujours des commentaires qui provoquent ce quelque chose.
Un moment de réflexion, puis un micro sourire.
Peut-être parce que je comprends ce que la personne veut dire.

Ceci dit, ma réponse se fait attendre.
À la place, mes yeux se perdent sur des contre-plongées citadines.
Je n'ai toujours pas touché ma tasse.
Au lieu de ça, mes doigts se déplacent sur les lettres du clavier.

nurungji a écrit : Ça me fait un peu penser à la vision d'une personne qui se sent toute petite et écrasée par une immensité implacable. Sans trop savoir où elle devrait se diriger d'ailleurs, puisque toutes les directions ont quelque chose d'attirant, ou d'effrayant.

Qu'est-ce qui est plus vertigineux entre un sol qu'on perçoit depuis des kilomètres de hauteur, ou bien un ciel qu'on observe depuis le point le plus bas ?
Beaucoup répondraient probablement le sol. Mais parce que l'être humain craint la chute.
On craint moins de s'envoler, de prendre de l'envergure. On a trop appris à regarder à terre.

nurungji a écrit : Merci pour ton commentaire. C'est drôle que tu parles de renouveau. Je pense que tu as raison. Il y a quelque chose dans mes dessins qui cherche constamment après la lumière.

La plupart des commentaires se contentent généralement de souligner la beauté des images. C'est une sorte d’approbation collective. Une façon d’affirmer que l'on appartient bien au “club”. Je n’ai rien contre cela, bien-sûr, les compliments sont toujours agréables à lire, même s’ils ne sont guère constructifs. Je remercie chacune des personnes s’étant données la peine de commenter les images composant ma très modeste participation… Jusqu’à ce que je tombe sur ces quelques mots qui me poussent à réfléchir. Merci Nurungji.

En postant ces images, je n’ai pas réellement songé à leur signification ou, en tout cas, ce que les autres pouvaient imaginer en les voyant. C'est stupide bien-sûr, puisque je suis la première à partager mes impressions. Et pourtant… Son raisonnement tombe plutôt juste me concernant, tout du moins, c'est plus ou moins ce que je ressens actuellement. Mais bon sang, ça me fait mal de le reconnaître. Ce n’est pas du tout ainsi que je veux être vue et je me rends vite compte qu'ici, mon masque ne sert à rien.

Forte de ce constat, je renonce un instant à l’idée de répondre à ce commentaire. En réalité, je ne sais simplement pas quoi dire… À la place, j’ouvre son propre post pour y lire sa réponse. Contrairement à moi, cette personne assume totalement le fait d'être “percée à jour”. Ce n'est certainement pas le bon terme, mais rien d’autre ne me vient à l’esprit pour le moment.
Je m’éloigne un peu de l’écran, rouvrant les images que Nurungji a posté pour mieux les regarder… Pourquoi encore ? Je n’en sais rien. J’en ressens juste le besoin. La lumière choisie est toujours douce. Ce n’est pourtant jamais le même moment de la journée. Ce choix est particulièrement intéressant et je ne peux m'empêcher de comparer cela à ma façon de capturer ces fameux panneaux.

Je souris, sans trop savoir pourquoi. J'ai pris ces photos depuis mon propre point de vue, depuis ma hauteur… Et, il est vrai que je suis plutôt petite. Je n’ai pas réfléchi plus que cela à cette prise de vue, la lumière, les couleurs ne m’intéressaient pas… Je me focalisais uniquement sur les panneaux et l’ouverture sur le ciel… Enfin, ce que les immeubles de cette jungle urbaine peuvent encore offrir comme vue sur cette immensité inatteignable, intangible… Suis-je donc cette petite personne qui se sent écrasée ? Sans doute … En tout cas, Nurungji a visé juste : je ne sais absolument pas où aller.

Je ne pensais pas que cet exercice puisse être aussi éprouvant, mais qu’importe… Je ne déteste pas cela finalement. Alors je prends mon courage à deux mains et j’ose finalement répondre :

NightLite a écrit C'est donc à ton tour d’avoir raison, même si je ne m’en rendait pas vraiment compte Merci, cela me donne matière à réfléchir.

Merci ,pourquoi ? Sans doute pour m’avoir permise d'ouvrir les yeux sur un problème que je ne soupçonnais même pas. Ceci peut expliquer cette déprime qui m’étreint en ce moment, enfin… En partie. Il n’y a après tout rien de bien agréable dans un divorce… C’est un nouveau tournant dans ma vie et, pour la première fois… Je ne sais tout bonnement pas où aller.

Pendant un bref instant, je considère l'idée d'attraper ma tasse dans le seul but de profiter de ses derniers élans de vapeur chaude, avant que les pulsions de chaleur ne s'évaporent définitivement dans une atmosphère qui n'a de cesse de se rafraîchir sous la tombée de la nuit.

nurungji a écrit : Ce qui est intéressant dans l'art, c'est qu'on y exprime souvent beaucoup plus de choses inconscientes qu'on croit.

Loin de moi l'idée de semer une graine de trouble chez mon interlocuteur, mais c'est un constat qui se vérifie.
Toute personne qui pratique une activité artistique traduit quelque chose d'elle-même. Une pensée, un désir refoulé, une peur, une blessure, un rêve. C'est pour ça que l'art est subjectif. Plus généralement, toute opinion l'est.

nurungji a écrit : Est-ce que tu pratiques d'autres formes d'art ?

Dans mon post, on sait que j'aime m'adonner à l'écriture aussi, même si le hangeul ne permet pas de déchiffrer aisément le contenu de mes textes.
Au fond, je reste quelqu'un qui tient à sa privacité.  

Finalement, je me saisis de la céramique, n'éprouve pas le besoin de souffler avant de tremper mes lèvres dans le liquide aux senteurs boisées.

À un moment, je ne saurais dire quand, je me suis redressée pour poser mon ordinateur sur mes jambes. Assise sur ce lit bien trop grand pour une seule personne, je me sentirais presque minuscule… Un peu comme une enfant qui viendrait trouver refuge dans sa chambre. Enfin, on peut toujours imaginer cela de cette façon, mais cette pièce dépourvue de la moindre touche personnelle ne ressemble en rien à un refuge. C'est un lieu froid, neutre… Atrocement vide, tout simplement.

Je relis sa réponse plusieurs fois sans trop savoir pourquoi. Je n’aime pas vraiment l’idée d’avoir pu aussi bêtement ouvrir une porte sur ce que je refusais moi-même de reconnaître. Enfin… Je sais aussi que cela pourrait être constructif. Loin de moi l’idée de me renfermer comme mon frère. Je ne supporterais jamais de devenir comme lui. Pour l’heure, je suis assise au fond du trou, mais je ne demande qu’à en sortir… Autant faire quelques efforts pour m’en donner la peine.

NightLite a écrit C'est ce que je viens justement de constater à vrai dire. Je dois bien avouer que je trouve cela quelque peu dérangeant, mais cela reste intéressant. Finalement, je ne me connais peut-être pas aussi bien que je le pensais.

Je pouffe toute seule devant mon message… Bonjour le paradoxe et l’incertitude. L’on pourrait croire que je viens tout juste d’atterrir sur une nouvelle planète… Quelle drôle d’idée.

NightLite a écrit Avant, je peignais beaucoup. Mais faute de temps, j’ai dû arrêter.

Faute de temps oui… Mais pas que. J’ai arrêté beaucoup de choses après la mort de Sam. Pour affronter cette perte, j'ai dû me délester de plusieurs parties de moi. Et puis… Mon mari ne cessait de critiquer mes toiles, les jugeant trop “laides” pour être exposées. J'ai très vite renoncé à l’idée de lui expliquer que tout ne devait pas être forcément beau pour seulement exister. Il n'aurait jamais pu le comprendre…

NightLite a écrit J'ai vu que tu écrivais mais… Je ne sais pas lire le coréen.

Quand j’étais plus jeune, j’avais cédé à la mode du journal intime. Le fameux petit livre fermé par un cadenas en forme de cœur… Mais avec deux petits frères, il est fort difficile de garder ses secrets pour soi. Je l’ai donc abandonné très rapidement… Peut-être devrais-je recommencer ? Mais pour écrire quoi ?

NightLite a écrit De quoi parlent tes textes ? Mince, je me rends compte que je suis en train de flooder là. Pardon

Voilà, c'est ça, les moments que je préfère dans une discussion.
C'est quand on commence à réaliser qu'on a pas une, mais tout un tas de choses à dire. À se dire à soi, et peut-être à dire aux autres.
Discuter avec quelqu'un de son art, c'est amorcer un dialogue introspectif avec soi-même.

nurungji a écrit : Dérangeant ? Pour quelle raison ?

Je demande, sans être capable d'empêcher un sourire discret de rehausser un coin de mes lèvres.

nurungji a écrit : J'adorerais voir ce que tu fais en peinture.

Si j'ai une certaine appétence pour l'aquarelle, j'admire les toiles couvertes à l'huile, celle qui met des mois, des années, une éternité à sécher. C'est un des matériaux qui survit le mieux à l'épreuve du temps.

Beaucoup de personnes me disent qu'elles n'ont pas le temps pour créer, que c'est un loisir qui passe en second plan, quand il n'est pas au cœur d'un métier.
Les créatifs sont souvent perçus comme oisifs, peu sérieux, trop emprisonnés dans leur imaginaire, pas assez ancrés sur terre. La réalité est le cauchemar de tous les rêveurs.

Mais autre chose attire mon attention.

nurungji a écrit : Tu sais lire le coréen ?

Personne sur ce forum n'a su me dire qu'il s'agissait de cette langue. Habituellement, les gens se contentent d'assumer qu'il s'agit d'un alphabet asiatique, sans vraiment chercher à aller plus loin. Ce qui les intéressent, c'est le visuel, les illustrations. Les écrits s'adressent encore à un autre type de public, sans doute plus spécifique. On n'a pas besoin de regard pour comprendre le sens des mots, mais lire avec l'esprit est une toute autre discipline.

nurungji a écrit : Je peux te contacter par message privé si tu veux.

Parce que la correspondance par courrier de notre époque a pris cette forme.