Le métro aspirent les gens comme s'ils étaient de la soupe froide

Les transports en commun, ça n’avait jamais été son truc. C’était toujours rempli de monde, les gens se bousculaient, certains puaient, d’autres n’éprouvaient aucune honte d’écouter leurs vidéos sans écouteurs et si le chauffage en hiver était toujours trop fort, la climatisation ne l’était jamais assez en été. Que faisait-il là alors ? Ce n’était pas comme si on lui avait laissé grandement le choix : sa moto se trouvait au garage. Et puisqu’il ne voulait pas rentrer à pied, son appartement n’étant pas la porte à côté, il n’avait pu faire autrement que prendre le métro. Le taxi aurait sûrement été une bien meilleure option hors c’était dépenser de l’argent inutilement, il n’avait pas autant de frics à balancer par les fenêtres. Une option qu’il regretta certainement lorsque cet homme à l’odeur nauséabonde pénétra à l’intérieur du wagon ; pourtant, Jay ne s’en formalisa pas, n’affichant aucune expression dégoûtée sur sa figure… Après tout, il avait déjà vu pire. Entre les alcooliques et les sans abris qu’il avait côtoyé en tant que simples officiers et les cadavres sur lesquels il avait enquêté, ce pauvre gars ne les battait aucunement. Ce qui ne rendait pas la situation plus agréable, certes. Et il ne parlait même pas, non plus, de cette odeur de vomi qui s’ajouta au reste. Vomi qui atterrit dignement sur ses chaussures, et probablement même sur le bas de son pantalon. Un franc soupir traversa la barrière de ses lèvres, sérieusement agacé par toute cette situation et, bien que ce n’était pas la faute de cette jeune femme, lui s’en foutait. Il avait d’autres choses à faire mais le voilà à présent recouvert de vomi, le voilà dans des circonstances qu’il n’avait même pas envie de gérer. Si elle était malade, pourquoi venir importuner des personnes qui n’avaient rien demandé ? Et dire que, fut un temps, il désirait être médecin… Heureusement qu’il n’avait pas emprunté cette voie finalement, si c’était pour traiter ses patients ainsi. Pour sa défense, il était différent à l’époque, il avait d’autres objectifs en tête, d’autres passions mais, maintenant que son petit frère n’était plus là, tout ce qui l’entourait avait perdu tout intérêt.

« Bordel. » Pesta-t-il tout en secouant sa chaussure dans le vide, son attention se levant ensuite lentement sur la coupable d’un tel outrage, s’arrêtant dans son élan sur le paquet de mouchoir qu’elle lui tendait Paquet de mouchoir dont il se saisit, sans daigner la remercier, pour commencer à nettoyer les dégâts, non pas sans souffler une seconde fois. Et alors qu’il entendit son prénom, l’étonnement se lut un bref instant sur son visage, le sourcil arqué, avant de redresser finalement ses prunelles sur la jeune femme. « Ah. » Echappa le garçon, avec toujours la même expression froide et désintéressée qu’il arborait à longueur de journée. « Il manquait plus que ça. » Un visage familier, un visage qu’il ne souhaitait pas spécialement croisé et dont il détourna aussitôt son regard, l’agacement lisible dans ses pupilles tandis qu’il secouait brièvement ses cheveux. Un « Salut, tu vas bien ? » aurait certainement été plus apprécié, surtout après trois ans sans jamais se croiser, et encore plus après l’incident qui venait de se dérouler néanmoins le jeune homme ne s’en inquiétait guère. « Si t’es malade, sort à la prochaine sortie. » Déclara-t-il d’un ton détaché, bien que toujours irrité, alors qu’il lui rendait le paquet dans lequel se trouvait encore quelques mouchoirs. Allait-il être obligé de se la coltiner ? Il n’avait pas envie de l’écouter, il n’avait pas envie de s’en souvient et encore moins qu’elle se mette à lui poser tout un tas de questions. Il n’était pas d’humeur hors, en réalité, il n'était jamais d’humeur donc c’était un peu compliqué.

Probablement que, oui, son attitude n’avait rien de sympathique mais, si on lui posait la question, Jay s’en fichait complètement. Il n’était pas là pour obtenir quoi que ce soit de sa part, encore moins pour faire ami-ami avec elle… Pourtant, ils se connaissaient bien tous les deux, malgré quelques années d’écarts d’âge, Elda faisait un peu partie de la famille, elle aussi. Parce qu’elle était une amie de sa grande-sœur, parce qu’ils avaient passé plusieurs bons moments tous les trois, et que rien ne laissait présager à ce que Jay puisse agir avec autant d’indifférence. Pas de chance pour elle, il n’était plus cet enfant qu’elle avait gardé à une période, il n’était plus cet adolescent qui s’amusait et rigolait en présence des deux jeunes femmes… Certes, cela n’avait jamais été facile de l’apprivoiser, néanmoins en grandissant, chacun s’était fait une place et Jay avait appris à, peu à peu, ouvrir son cœur auprès de son entourage. Jusqu’au jour du drame, ce jour qui le changea du tout au tout, ce jour qui l’éloigna de sa famille, de ses amis, le transformant à nouveau en ce garçon sauvage et irritable qu’il était à une époque, si ce n’était pire. La culpabilité rongeait chaque parcelle de son âme, et à chaque fois qu’il posait ses yeux sur une connaissance du passé, cela lui rappelait tout ce qu’il avait perdu, tout ce qu’il n’aurait plus, et au lieu de pleurer, de crier chacune de ses peines, il grognait, il attaquait. C’était son plus gros moyen de défense, contre les autres, mais surtout contre lui-même. La rage qu’il envoyait à ceux auprès de lui était tout ce qu’il voulait balancer à lui-même ; tout comme chaque coup qu’il infligeait étaient ceux qu’il souhaiterait se donner, une punition qu’il s’assénait depuis tant d’années et dont il semblait refuser de se défaire.

La réaction de la jeune femme, évidemment qu’elle l’étonna, beaucoup plus que ce dont le policier afficha, gardant une expression neutre figée sur sa figure. Toutefois, ses prunelles la détaillèrent discrètement, tentant d’y déceler d’autres symptômes et de comprendre ce qu’il se passait soudainement ; il n’eut pas besoin de chercher bien loin, avant même qu’il ne demande – ceci dit il ne l’aurait certainement pas fait – Elda lui donna la réponse. Une réponse qu’il aurait facilement pu deviner, connaissant la situation la jeune femme, néanmoins l’idée ne lui avait guère traversé l’esprit, alors que maintenant qu’il savait, ça lui paraissait évident. « Je ne la vois pas et ce n’est pas de mes affaires de toute manière. » Comme s’il avait que ça à faire d’appeler Rachel, pour lui annoncer la grossesse de son amie, quand il ne lui téléphonait même pas pour prendre de simples nouvelles. « Félicitations, je suppose. » Ajouta-t-il donc, d’un ton qui n’avait rien d’un homme qui se réjouissait ; Jay restait particulièrement froid et toujours aussi distant dans sa façon de parler. Le bonheur qu’elle éprouvait probablement, il n’était pas capable de le partager, cela faisait bien longtemps qu’il avait cessé de sourire ; au grand damne de son défunt frère, si ce dernier l’observait de là où il était.  

Pourquoi fallait-il toujours qu’on vienne le déranger, quand son unique envie était d’échanger avec personne ? Oui, Jay avait toujours été quelqu’un de sauvage, même s’il s’était assagi à une personne, hors cela s’était aggravé les dernières années. Boule de haine, voilà tout ce qu’il était devenu, incapable de se consacrer à son entourage, incapable de se pardonner et d’accepter que le meurtrier de son frère courrait encore en liberté. Il ne vivait qu’avec ça en tête, et bien que ce n’était pas une vie, il s’en fichait… Sa rancœur, sa rage étaient ce qui lui permettait de se lever chaque matin, ce qui lui permettait d’avoir un but et de ne pas sombrer littéralement. La mort de son cadet l’avait profondément touchée, et si certains exprimaient leur peine par les larmes, lui l’exprimait par la froideur et la colère. Une colère qu’il avait envers le monde entier, mais particulièrement envers lui-même pour ne pas avoir été fichu de venir en aide à Samuel, alors qu’il lui avait pourtant promis de toujours répondre à ses appels. Et ça le frustrait d’autant plus de voir sa famille s’inquiéter pour lui, de les entendre essayer de relativiser, comme s’il n’avait jamais commis une erreur, comme s’il n’était pas fautif dans cette histoire. Jay les détestait tous pour ça, il détestait les écouter, comme s’il devait accepter que son petit frère ne serait plus jamais auprès de lui, comme s’il devait arrêter de se fatiguer à chercher un criminel qu’il n’attraperait probablement jamais, comme si rien de cela n’était grave et qu’il fallait passer à autre chose… Et si eux parvenaient à ne rien lui reprocher, lui n’était pas en mesure de se pardonner. La seule manière qu’il avait trouvé pour atténuer un tant soit peu sa culpabilité, c’était de se démener corps et âme pour trouver le meurtrier, pour le punir de toutes ses atrocités ; Jay se fichait du nombre de temps que ça lui prendrait hors, non, il n’abandonnerait jamais.

« Et ? » Croiser Elda, l’amie de sa grande sœur, il aurait préféré que cela n’arrive pas. Tant mieux pour elle si elle attendait un nouvel enfant, tant mieux pour elle si elle réussissait à lui parler sans se soucier de son caractère, lui n’éprouvait aucune envie de faire la conversation. Encore moins pour entendre de telles âneries, il en avait déjà assez avec sa famille mais il fallait que la jeune femme en rajoutait. Il savait qu’il manquait à son aîné, certainement même à ses parents, cependant qu’est-ce que cela changeait ? Il ne comptait pas retourner auprès d’eux à cause de ça. Personne ne voulait le comprendre, mais Jay n’était pas en mesure de les regarder dans les yeux, il était incapable de se tenir à leur côté sans avoir son coeur qui se compressait. Parce qu’il ne pouvait pas oublier, parce qu’il s’en voulait et qu’il avait toujours cette impression de leur avoir enlevé un être si cher. Ce n’était pas de sa faute, il aimerait réussir à s’en convaincre, seulement il ne parvenait pas à s’ôter cette culpabilité. Et il avait promis à son frère, il avait promis de faire son possible pour retrouver son meurtrier, et ce n’était qu’après ça, qu’il accepterait de retourner auprès des siens. « Qu’est-ce que ça change ? Je n’ai pas envie de la voir. » A chaque fois qu’il la voyait, elle ou sa mère, son sang bouillonnait, la tension montait, et il devait constamment prendre sur lui pour ne pas s’emporter. Elles n’y étaient pour rien, c’était simplement lui qui était incapable de contrôler ses émotions car, depuis trois ans, il était le reflet même de la rage et de la haine.

En vérité, ce n’était pas que Jay n’avait pas envie de voir sa famille mais qu’il en était juste incapable. Parce que sa rage et sa culpabilité dominait tout le reste, parce qu’il se savait exécrable depuis la mort de son petit frère et qu’il ne souhaitait pas faire plus de dégâts que ce qu’il avait déjà fait, parce qu’il voulait éviter de déverser toute sa haine sur ses parents et son aînée, parce qu’il n’était plus lui-même depuis des années et qu’il avait tellement de choses qui le rongeaient. Tant qu’il n’aurait pas répondu à la promesse faite à son cadet, il ne souhaitait pas les revoir ; il ne le méritait pas, il ne le pouvait pas et même si on l’avait pardonné, lui ne se le pardonnait pas. Comment les regardait en face alors qu’il avait ignoré cet appel qui, peut-être, aurait pu tout changé s’il avait décroché ce soir-là. Et à chaque fois qu’il y songeait, Jay s’en mordait les doigts, l’envie d’envoyer valser tout ce qu’il avait autour de lui dévorant chaque parcelle de son être. Alors oui, il était en colère… En colère contre sa famille, en colère contre Elda, en colère contre le monde entier, en colère contre la vie mais, par-dessus-tout en colère contre lui-même. Quoi qu’on lui disait, peu importait ô combien on essayait d’apaiser sa peine, de tenter de le calmer, le motiver à changer et relativiser, il n’était pas en mesure de le faire. Pas tant que le meurtrier de son frère serait en liberté… Hors, la réalité était que personne, pas même lui, ne savait ce que Jay deviendrait une fois cet objectif atteint. Est-ce que toute cette haine et culpabilité finiraient par s’estomper ? C’était difficile à dire… Puisque s’il avait tenu bon jusqu’à présent, c’était uniquement parce qu’il s’était fixé un but et que c’était la seule chose qui le motivait à se lever chaque matin.

« Oui et alors ? » Comme il venait de lui demander, qu’est-ce que ça changeait ? Même si Rachel avait besoin de lui, le jeune homme n’était clairement pas en mesure de lui offrir le réconfort qu’elle attendait. Il n’y pouvait rien si elle se faisait du souci pour lui et si elle espérait retrouver le Jay qu’il était autrefois. Peu importait les années qui s’évanouissaient, quelque chose avait été brisé, et plus rien ne serait jamais comme avant ; les efforts que chacun ferait ne pourraient jamais effacer cette évidence. Ils avaient perdu un être cher, un pilier de la famille et puisque Samuel ne reviendrait jamais, bien sûr que non, ils ne pourraient pas revenir à cette époque où ils riaient et souriaient avec insouciance. « Je ne peux rien faire pour elle. » Puis, de toute manière, elle était mieux loin de lui. Dans son état actuel, il n’apporterait jamais rien de bon à sa grande sœur, hormis des hostilités.