(SIMA) + I'll be your shelter in the pouring rain

2012 - Lisboa
Tu l’écoutes depuis plusieurs minutes en silence, soucieux de ne surtout pas être repéré. Qu’on se le dise, tu as honte d’être ici, la tête presque collée au bois de cette porte qui abrite la chambre familiale. Tes parents, tes deux frères et toi êtes rentrés à Lisbonne depuis quatorze ans maintenant et tu n’as jamais autant rêvé à un retour aux États-Unis. Elle prie, ma mère, comme tous les jours. Je sais que mon père préfère s’isoler pour s’adonner à ses propres recueillements. Il le fera plus tard, à la nuit tombée, lorsque nous serons tous couchés et qu’il aura la certitude de ne pas être interrompu dans son atelier situé tout au fond du jardin dans lequel il passe un temps fou dès qu’il sort du travail. Il préfère aussi se lever tôt le matin pour pouvoir se retrouver avec Dieu à l’abri des regards, pendant que nous dormons tous. Il a toujours été ainsi, très pudique… Trop pudique, au point où ses difficultés à exprimer la moindre forme de sensibilité, de vulnérabilité ou même de tendresse sont devenus un véritable problème pour vous, ses enfants. Tu as souffert de cela, tu aurais adoré pouvoir te confier à celui que tu considères comme ton exemple absolu… Pourtant tu as appris à taire tes déceptions, enterrer tes espoirs et ta tristesse en trouvant en tes frères un ancrage émotionnel solide. Ils ne me le pardonneront jamais. L’ainé a tenté de me rassurer, il a invoqué la carte du temps, de la patience et de la discrétion mais plusieurs semaines sont d’ores et déjà passées et les mots que prononcent ma mère ne laissent aucune place au doute. Elle implore que tu sois guéri, quémandes le pardon pour tes pêchés et tout ce que tu fais de « mal » en aimant les hommes. Aurais-je du m’abstenir ? Taire mon homosexualité comme tant d’autres membres de la communauté locale le font autour de moi ? Tu n’as pas eu cette force, parce qu’il en faut, pour vivre enfermé dans un placard par respect pour ses proches… Tu as préféré te montrer égoïste, à ta manière, en choisissant la joie… En choisissant la liberté d’être toi-même pour le meilleur. Le bonheur, ce n’est pourtant pas le sentiment qui me gagne depuis mes aveux. Je savais qu’il serait difficile d’être accepté, mais je ne m’attendais pas à un tel silence, assourdissant, durable… Ils ne m’adressent plus du tout la parole, ni l’un, ni l’autre. Tu as souvent pensé qu’ils te mettraient à la porte, à vrai dire… Ils ne l’ont pas fait, et tu ne comprends pas pourquoi.

2012 (un mois plus tard) - Lisboa 
« Tu dois le faire… Fais-le pour nous… Pour ta famille, Sima… Fais-le pour toi… Pour te sauver… Tu peux le faire… Tu peux changer… Tu n’as pas toujours été comme ça… » Je n’en crois pas mes oreilles. Je tourne la tête et implore silencieusement mon père du regard. Il le croise, il m’observe sans jamais prendre la parole, sans même moufter. Il est descendu de la voiture pour déposer mes deux valises devant le véhicule, quelques minutes plus tôt. Leur décision est prise, l’ignorance comme ultime confirmation de sa part. Je le regarde faire, impuissant, témoin du désintérêt qu’il porte à cette décision qui s’apprête pourtant à bouleverser ma vie. Il se penche, tends le bras devant moi et presse la poignée de la porte passagère pour l’obliger à s’ouvrir. Il impulse une action qui me confirme qu’aucun retour en arrière n’est possible. « Ne vois-tu pas tout le mal que tu nous fait, à ton père, tes frères et moi ?! Fais-le. » Elle ne changera pas d’avis, lui non plus d’ailleurs. Il ne me prête plus attention à présent, les deux mains rivées sur le volant, le pied martelé de spasmes comme autant de signaux d’impatience. Finissons-en, tu te jurerais l’entendre dire. Finissons-en… Le souffle coupé, j’étouffe un sanglot et porte une trop grande confiance à mes jambes lorsque le sol se dérobe sous mes pieds. Tu perds l’équilibre, cela ne dure pas, un si court instant que personne ne le remarque. Le moteur vrombi et s’élance à toute allure alors que tes prunelles se portent sur le panneau hissé devant toi… Peu importe le nom, la beauté du logo ou la citation utilisée pour inspirer la bienveillance à travers le slogan scandé des dizaines de fois par jour. Toutes ces entreprises portent le même véritable objectif en leur sein : la conversion. Avancer et faire un pas vers une famille qui ne saura jamais me comprendre pour qui je suis, reculer et tirer un trait sur tout ce que je pensais être acquis jusqu’à présent ? « Monsieur Monroy, nous vous attendions… » La silhouette qui se dessine au bout de l’allée ne laisse aucune place au doute. Quoiqu’il arrive, plus rien ne sera jamais comme avant, dorénavant.

2019 - Almada
« Te souviens-tu des derniers mots de ta mère ? » Il m’interroge, la pulpe des doigts rivée sur ma clavicule. Tu le regardes parcourir ton corps depuis une bonne quinzaine de minutes maintenant, les yeux rivés sur la réflexion que vous renvoi ce miroir qu’il a installé devant son lit. « Tu aimes te regarder pendant l’acte ? » Son souffle s’échoue contre ma nuque en une sensation douce, humide et tiède à la fois. Les traits de son visage s’étirent avec une rapidité déconcertante en un sourire teinté d’érotisme. Ses lippes se fraient fiévreusement un chemin jusqu’à mon épiderme qu’il déguste. « Il me semble que tu te délectais de ce spectacle, tout à l’heure ! » Je ne relève pas et me contente d’étudier les courbes d’une enveloppe que je ne comprends pas… Tu ne la perçois pas comme eux. Ces hommes qui te désirent, t’envient parfois… Tu sais pourtant qu’à travers ses caresses, le garçon contre lequel tu te loves exprimes ô combien il apprécie ce que tu es, ce que tu as représenté cette nuit… Ce qu’il t’a proposé de continuer à incarner malgré l’arrivée progressive d’un soleil synonyme de renouveau. Tu ne ressens rien de tout cela pour toi, si ce n’est une totale aversion. Un dégoût vertigineux, que leurs baisers, leurs caresses et leurs compliments ne pourront pas empêcher... Il n'y a que lorsqu'ils te font l'amour, que tu te convaincs que toi aussi, tu en vaux la peine... Il a raison... Je me suis délecté de ce spectacle... Tu en redemandes, comme une sorte de narcissique accro à sa dose de réalité. C’est dingue, la vitesse à laquelle certaines choses peuvent changer quand d’autres, elles, demeurent profondément ancrées sous la peau. Tu n’es plus cet adolescent mal dans sa peau, à présent. Il est loin, et pourtant si près de toi parfois… Tu ne te jettes plus sur la nourriture pour compenser le trou béant laissé par ta haine vis-à-vis de toi-même, par cette sexualité que tu t’es tant attelé à maintenir cachée derrière un écran noir jusqu’à ce qu’elle t’explose à la gueule… Tu as fait la guerre à ton obésité pour ne pas avoir à affronter la douleur d’un abandon contre lequel tu ne pouvais rien… Tu as transformé ce qui pouvait l’être, tu as payé cette lourde dette que tu te devais, conscient que jamais tu ne serais à même de prétendre pouvoir aimer une femme comme ils le voulaient tous. « Tu iras en Enfer pour ce que tu es. » Il arque un sourcil avant même de chercher la réponse aux questions qui naissent dans son esprit visiblement confus. Nos orbes se croisent dans ce même miroir et j’hausse les épaules, prêt à me confronter directement à lui, à sa peau que je caresse à mon tour, à ce torse que je redécouvre comme s’il s’agissait de la toute première fois, avec cette même curiosité teintée de désir. « Pardon ? » Il ne comprend pas, tout ceci lui échappe. « Tu iras en Enfer pour ce que tu es… Ce sont les derniers mots que ma mère a prononcés lorsque je me suis enfui de la thérapie. »

2021 - Almada
« Viens avec moi. » L’invitation est lancée comme s’il ne s’agissait que d’une idée quelconque, d’une pensée articulée sur un coup de tête alors qu’il n’en est rien. Tu prends ton courage à deux mains, tu babilles, le palpitant malmené par un tel boucan, par des pulsations qui accélèrent trop vite, en l’absence d’une réponse. Tu pèses le pour et le contre d’une telle proposition depuis des semaines… Depuis que tu lui as annoncé ton intention de quitter le Portugal pour voguer vers d’autres destinations… Vers les racines de ta mère. Ce n’est pas d’elle que tu tentes de te rapprocher en agissant de la sorte. C’est ton âme, que tu cherches à secourir. Tu te dois de laisser derrière toutes les cicatrices, tous les traumatismes liés à un pays qui n’a plus rien à t’offrir. Tu te sens prêt à repartir de zéro, comme tu le souhaites, selon tes propres termes… Pour toi et personne d’autre… Pour vous ? Il considère cette bouteille abandonnée à la mer. Il en attrape le goulot, libère le morceau de parchemin qui lui est personnellement adressé et pèse le pour et le contre. Ses prunelles ne me quittent pas et font davantage encore se serrer mon myocarde. « Il n’y a rien pour moi là-bas… » Les mots sont prononcés dans un calme olympien, leur violence n’en est que décuplée. J’encaisse péniblement le coup sans broncher. « Il y a moi… » Je le supplie du regard, l’implore de ne pas me forcer à lui dévoiler des sentiments que je ne sais pas formuler. Il me connait suffisamment bien pour me deviner à présent, ce pas que je fais en avant, il est gigantesque. Il ne s’agit pas d’une action impulsive et irréfléchie. Non, il s’agit d’une preuve d’engagement. Tu es prêt à le faire. « Je suis désolé… »  

JUILLET 2023 - BOSTON
« Monroy ! » Nous sortons tout juste du camion, mes coéquipiers et moi. Le corps recouvert de suie après l’intervention de plusieurs heures sur un incendie d’entrepôt. Un regard en direction de mon lieutenant, véritable partner in crime – ou meilleur ami – qui hoche les épaules, incertain. Tu ignores pourquoi elle a décidé de te convoquer dans son bureau. Ta capitaine, à qui tu fais aveuglément confiance – et à qui tu voues une admiration que tu peines à dissimuler pour son parcours et ses luttes contre l’homophobie au sein de notre profession. Tu sais ô combien elle s’est engagée après avoir fait son propre coming-out, de la même manière qu’elle bataille quotidiennement en faveur de l’égalité hommes / femmes – Tu marques un arrêt extrêmement rapide du côté des vestiaires pour te rafraichir pendant que ton lieutenant est convoqué. Ce sont eux, ainsi qu’un autre homme décoré que tu ne connais pas, haut gradé pour sûr, à en juger par les nombreux éléments que tu retrouves sur son uniforme. Tu analyseras tout ceci plus tard, pour l’heure, tu t’installes comme on t’y invite de l’autre côté du bureau. « Suis-je dans de mauvais draps ? » Je ne me souviens pas avoir commis le moindre impair, aucune faute grave à recenser, une attitude irréprochable envers tous mes partenaires sur le terrain et de nombreuses récompenses annexes pour mon investissement en dehors de mes gardes. Je les jauge tous les trois du regard et leur neutralité m’interroge au moins autant qu’elle m’agace. « Nous souhaitons vous offrir l’opportunité de vous investir à hauteur de vos capacités et de votre mérite depuis un moment, Monroy. Seulement, aucun poste n’est pour l’heure à pouvoir ici, à Boston… » J’acquiesce, conscient de l’imposante liste d’attente qui se fraie entre mes propres ambitions et les éventuelles places qui se libéreraient dans les prochains mois. Nombreux, sont les excellents pompiers à évoluer dans les casernes du coin. « Avez-vous déjà songé à visiter New-York ? » J’ai le réflexe de chercher du regard mon meilleur ami que je sens amer, attristé à l’idée de me voir accepter l’offre qui m’est implicitement adressée, et à la fois prêt à me botter les fesses en cas de refus. La requête n’est pas formulée explicitement, certes, mais tout le monde a bien compris le message caché derrière cette simple question. « J’ai toujours voulu visiter New-York… »