(( Broken souls )) Rachel

(( ootd )) - Jay savait, au fond de lui, que sa sœur ne mettrait pas à exécution ses paroles ; elle avait juste trop bu. Cependant, il ne voulait pas prendre le risque de douter, il ne voulait pas prendre le risque de manquer un autre appel à l’aide et ce, même si ses inquiétudes n’avaient pas lieu d’être au bout du compte. Alors, il ne s’était pas fait prier quand, après avoir obtenu l’adresse et raccroché, il avait quitté le commissariat pour se rendre à l’endroit indiqué. C’était sérieusement à se demander ce qu’il faisait encore au travail à une heure aussi tardive, et la réponse n’en était même pas surprenante. Le jeune homme se sentait visiblement plus à l’aise au bureau, ayant élu domicile depuis qu’il avait intégré la brigade criminelle, et rares étaient les fois où il rentrait chez lui. Il le faisait uniquement pour se débarbouiller, prendre des affaires de rechange, mais autrement, son appartement était le plus souvent désert.

Arrivé sur les lieux, le policier n’attendit pas une seconde pour pénétrer à l’intérieur, cherchant automatiquement son aînée du regard. Il la trouva à moitié avachie sur le comptoir, un verre à la main, ce qui le fit naturellement lever les yeux au ciel et soupirer. Franchement, comme s’il avait que ça à faire… Mais, pouvait-il vraiment lui en vouloir ? Jay avait conscience de ne pas avoir été le meilleur frère ces dernières années, et il ne comptait pas l’être à l’avenir. Pas tant qu’il n’aurait pas réalisé la promesse faite à son cadet, pas tant qu’il n’aurait pas attrapé son criminel, et qu’il n’aurait pas vengé sa mort tragique. Samuel était un véritable petit ange, il n’avait jamais mérité autant d’infamie, mais c’était à lui qu’on avait ôté la vie… Et pour sûr que s’il l’avait pu, Jay aurait tout donné pour échanger sa place contre la sienne. Malheureusement, on pouvait construire un monde avec des « si », et repenser en long et en large à ce qu’il aurait pu faire ne ramènerait jamais son petit frère auprès de lui. « Ca suffit, on y va. » Rétorqua le garçon d’un ton strict dans lequel s’entendait toute sa froideur, alors qu’il retirait le verre des doigts de la jeune femme. Probablement que Rachel ne lui donnerait pas raison si vite, pas maintenant qu’elle avait réussi à le ramener jusqu’à elle, mais peu importait ce qu’elle faisait, il ne démordrait pas.  

(( ootd )) - Evidemment que Jay était frustré de devoir abandonner tout ce qu’il faisait, cependant il était également inquiet. Il ne prendrait jamais le risque de ne pas répondre présent quand sa sœur en avait besoin, même si ce qu’elle déclarait au téléphone était juste des âneries pour le motiver à bouger. Il n’avait pas été là pour Samuel, et la culpabilité n’avait fait que le bouffer un peu plus au fil des années… Une chose que sa famille ne semblait pas vouloir comprendre, préférant sans cesse lui répéter que ce n’était pas de sa faute, que personne n’aurait pu prédire ce qui allait se passer. Mais ça, c’était parce qu’ils ne savaient pas. Ils ne savaient pas que Jay avait vu son appel, et qu’au lieu de prendre deux minutes et lui répondre, il avait rangé son téléphone dans sa poche. Il avait volontairement ignoré son petit frère qui avait besoin d’aide, il n’avait pas tenu la promesse qu’il lui avait faite, et il l’avait laissé seul avec ses angoisses. Samuel avait tellement dû attendre après lui, il avait dû tellement pleurer, tellement souffrir, mais les regrets ne ramèneraient jamais son cadet à ses côtés. Pourtant, Jay donnerait tout pour troquer sa vie contre le sienne, parce que son frère méritait tout le bonheur du monde… Mais tout ce qui lui restait était les souvenirs, et ça le détruisait un peu plus chaque jour.

De la glace à la place des yeux, c’était tout ce qu’il avait à présent, à cause de cette rage qui l’habitait et dont il ne parvenait jamais à se débarrasser. « L’adoption, ça vous dit rien ? » Cracha-t-il machinalement, d’un ton froid, au serveur qui se permettait de douter le lien qui les unissait. Cependant, il n’avait ni le temps ni l’envie de se justifier davantage ; il souhaitait juste récupérer sa sœur puis sortir d’ici. Mais Rachel était plus bavarde que lui, commençant à expliquer à l’employé qui il était. « Je vais bien. » Elle savait pourtant que ce genre de commentaire l’agacer, qu’il en avait assez de les voir s’inquiéter pour lui, néanmoins que pouvait-il lui dire dans son état ? Elle ne s’en souviendrait peut-être même pas le jour suivant. « Maintenant lève-toi, on y va. » Ajouta-t-il en l’attrapant délicatement par le bras pour la motiver à s’exécuter. Elle avait bien assez bu pour ce soir, et il ne comptait pas la laisser avaler ne serait-ce qu’une goutte de plus.

(( ootd )) - Retenant un soupir, Jay ne prit même pas la peine de relever les paroles de son aînée. Elle n’était pas celle qui avait été adoptée, cependant dans son état actuel, il doutait pouvoir avoir une véritable conversation avec elle, donc il était plus judicieux de se taire. Et alors qu’elle manqua de trébucher, ses jambes la lâchant, le garçon la retint de ses doigts, avant de l’obliger à s’appuyer sur lui. Cette situation l’agaçait, autant qu’elle l’inquiétait plus qu’il ne le montrait, seulement il ne devrait pas être ici. Il ne devrait pas avoir à se justifier, se perdre dans des longues lignes uniquement car Rachel souhaitait savoir comment se porter son frère. Celui-ci s’était perdu des années en arrière, et il ne paraissait pas être en mesure de retrouver le droit chemin depuis. Il coulait un peu plus chaque jour, seul son boulot le maintenait hors de l’eau, parce qu’il n’y avait que ça qui l’aidait à penser à autre chose. Mais aussi parce qu’il avait toujours cet objectif en tête, parce qu’il rageait un peu plus chaque jour contre ce criminel qui lui avait arraché son petit frère.

« Je t’emmène chez toi. » Répondit-il impartial, l’attrapant une nouvelle fois afin qu’elle ne tombe pas. « Et il n’y a rien à dire. Tu n’es pas en état de toute façon. » Pourquoi sa famille continuait d’insister ? Tous savaient que c’étaient ces discussions incessantes qui le rendaient hors de lui à chaque fois, parce qu’il n’était pas en mesure de répondre rationnellement, parce qu’il avait la rage au ventre et le cœur en feu. Cela ne servait à rien de discuter, Jay finissait toujours par dire des choses qu’il ne pensait pas. Sans un mot de plus, non pas sans soupirer, il l’emmena jusqu’à sa voiture où il l’aida à s’installer sur le siège passager, avant de prendre place côté conducteur. Tout ça le crispait, l’oppressait, et Jay devait prendre sur lui pour ne pas s’emporter, cependant il refusait de la laisser se débrouiller seule dans cette condition. Il n’osait pas imaginer ce qu’elle ferait, ni même ce qui pourrait lui arriver.

(( ootd )) - Le silence fut tout ce que Jay lui donna, quand sa sœur l’insulta, n’éprouvant aucune envie de commencer à débattre maintenant. Elle pouvait se plaindre, lui conter à quel point son frère lui manquait, ô combien elle désirait juste retrouver ce qu’ils n’avaient plus, cela ne changerait pas les faits. Il ne redeviendrait jamais celui qu’il était. Parce que quoi que tous disaient, Samuel n’était plus là, et sa mort avait laissé des séquelles que personne ne pourrait jamais soigner. Quelque chose avait été brisé, et même s’ils essayaient tous de faire semblant, ça ne ramènerait jamais son frère à la vie. Ses parents et sa sœur pouvaient insister autant de fois qu’ils le voulaient, Jay était incapable de redevenir celui qu’il était auparavant. Parce qu’on lui avait enlevé une partie de lui-même, parce qu’un morceau de son âme s’était envolé avec Samuel ce jour-là, et que la rage avait pris place à tout autre émotion. Il en voulait à cet enfoiré de lui avoir arraché aussi brutalement, il en voulait à sa famille de faire comme si de rien était et qui persistait à lui dire d’avancer, de se reprendre car malgré tout la vie continuait. Il en voulait au monde entier pour lui avoir pris ce soleil qui ne souhaitait qu’être heureux, mais par-dessus tout… Plus que cet enfoiré, plus que sa famille, et bien plus que le monde entier, il s’en voulait à lui-même. Il se détestait et se maudissait, un peu plus chaque jour, à chaque fois qu’il se remémorait ce moment où tout avait basculé, sans être en mesure de rectifier quoi que ce soit. Il n’était même pas fichu d’attraper ce vaurien de criminel. Comment pouvait-il affronter son cadet quand il n’était qu’un putain d’incapable ? Mais personne ne paraissait vouloir comprendre sa peine, cette obscurité dans laquelle il se noyait, et ce besoin ardent de solitude. Il n’avait pas envie d’être accompagné, il n’avait pas envie de lire la compassion dans les yeux de sa mère, ni les supplications dans ceux de sa sœur. Il ne méritait rien de tout ça, et qu’il aurait préféré qu’on lui crie à la figure, qu’on l’accuse de tous les torts, qu’on n’essaie même pas de lui pardonne… Parce que lui ne se pardonnait pas, et il ne se pardonnerait jamais.

Entendre que Rachel était en train de divorcer le surprit, toutefois le jeune homme ne releva pas. Que pouvait-il dire ? Aucun de ses mots ne serait ce que son aîné voudrait entendre. Il était la dernière personne qui lui donnerait le réconfort recherché, et elle le savait. Déjà à l’époque, il n’était pas particulièrement doué pour ce chose, mais à présent, il ne fallait même plus y compter. Peut-être était-il trop cruel, seulement on le tirait davantage vers le bas, et remonter à la surface semblait devenir difficile. La noirceur qui entourait son cœur était si puissante qu’il était désormais incapable de se soucier de celles des autres. Probablement avait-il déjà touché le fond au bout du compte… Mais Rachel était douée, particulièrement douée, puisqu’elle savait toujours comment appuyer là où ça faisait le plus mal.

Le geste du garçon fut instinctif, sans daigner hésiter, par pur réflexe, il appuya brusquement son pied contre la pédale de frein. Comment osait-elle balancer une connerie pareille, oser lui dire qu’il aurait été plus heureux si sa place avait été échangé avec celle de Samuel ? Et non, l’alcool n’était aucunement une excuse pour de tels propos. Les klaxons retentirent aussitôt derrière lui, l’obligeant à revenir à la réalité puis se garer tout aussi vivement sur le côté. Jay paraissait avoir du mal à réaliser, les paroles de sa grande sœur faisant l’effet de milliers de lames plantés au creux du cœur. « C’est quoi ton problème ?! » Cracha-t-il, glacial, ses yeux froids plongés dans les siens, avant d’enchaîner sans attendre de réponse de sa part « Pourquoi tu me fais chier comme ça ?! Pourquoi faut toujours que vous reveniez sur le sujet ?! » Il était furieux, et son sang bouillonnait de l’intérieur. Le garçon luttait pour ne pas s’emporter davantage, ses phalanges se perdant nerveusement dans ses cheveux, avant qu’il ne sorte soudainement de la voiture. Son corps entier était crispé, habité par cet amas d’émotions qui le dévorait et le consumait. En cet instant précis, il avait juste envie de lui hurler à la figure, de l’insulter, de cracher tout ce qui le bouffait, cependant il prenait sur lui. Parce qu’il ne souhaitait pas dire des choses qu’il ne pensait pas, mais c’était beaucoup plus facile à dire qu’à faire. « Comment tu peux dire ça ?! » Demanda-t-il alors, énervé, ses mains s’agrippant au rebord de sa vitre ouverte. « Comment tu peux oser dire ça ??! » Non, il n’en revenait toujours pas. Puisque cela n’aurait rien changé, que ce soit elle ou Samuel, Jay aurait été dans le même état. Il était celui qui aurait dû être à sa place. Pas Rachel, pas Samuel, juste lui.

(( ootd )) - Jay en avait assez. Il était fatigué, sincèrement épuisé de tout ça. Sa famille refusait de comprendre que plus rien ne serait jamais comme avant, qu’ils ne pouvaient plus retourner à ce qu’ils étaient autrefois, puisqu’une part d’eux s’était envolée au ciel. Rachel savait ô combien son frère était rongé par la haine, incapable de passer autre chose ; elle savait ô combien il souffrait dans le fond, et que toute cette colère qui le dévorait était en réalité le reflet de toute sa peine. Cependant, elle se permettait d’appuyer là où ça faisait le plus mal, d’enfoncer des milliers de couteaux dans sa plaie, comme s’il n’était pas déjà à terre depuis des années. Freiner si brusquement avait été un automatisme, à cause du choc éprouvé par les paroles énoncées. Complètement hors de lui, les bras tremblant, le jeune homme quitta aussitôt le véhicule, essayant vainement de se calmer, avant de continuer à lui hurler à la figure. Il ne comprenait pas comment sa sœur pouvait oser dire des choses pareilles, lui qui était bouffé par la culpabilité depuis la mort de Samuel, lui qui s’en voulait de n’avoir rien pu faire pour ce petit ange qui méritait tout le bonheur du monde, lui qui préfèrerait se sacrifier pour ses proches, plutôt que les voir disparaître sous ses yeux. Même si les rôles avaient été inversé, Jay aurait été autant brisé, parce qu’il était incapable de supporter qu’on puisse lui enlever les siens. Mais personne chez les Anderson ne paraissait se rendre compte de cet amas d’émotions qui le définissait aujourd’hui… Ce n’était pas parce qu’eux avaient réussi à faire leur deuil et avance, que c’était son cas également. Lui n’était pas en mesure d’avancer, parce qu’on lui avait retiré une partie de lui-même et qu’il revivait sans arrêt ce jour dramatique depuis quatre ans. Les souvenirs étaient durement ancrés dans son esprit, comme pour lui rappeler ce qu’il avait manqué et ce qu’il n’aurait plus jamais.

« Va te faire voir, Rachel ! » Cracha-t-il, amer. Comme à chaque fois, Jay ne restait jamais calme bien longtemps, et avec sa sœur qui semblait prendre plaisir à le tourmenter, il lui était d’autant plus difficile de ne pas s’emporter. « Vous me faites tous chier ! Et j’en ai rien à faire de ce que Sam en penserait ! » Il savait mieux que quiconque à quel point son cadet serait déçu de le voir ainsi. Probablement que cela le peinerait davantage, puisqu’il voulait simplement que son grand-frère cesse de se torturer et soit heureux. Sauf qu’il n’était plus en mesure de goûter à ce bonheur, les couleurs de sa vie s’étaient trop teintées de gris, pour qu’il puisse à nouveau la trouver belle. « Tu sais quoi ? Démerde toi ! » Sur ses dires, il contourna la voiture, afin de se retrouver sur le trottoir, non loin de là où la jeune femme se trouvait. « Je savais que c’était pas une bonne idée de venir. Et tu te demandes encore pourquoi je viens plus ?! » Parce que c’était toujours la même chose, parce qu’on lui parlait encore une fois de Samuel qui ne souhaiterait pas le voir comme ça, parce qu’on voulait qu’il se reprenne en main, et parce qu’on espérait retrouver ce qu’ils avaient par le passé. Toutefois, il s’agissait de rêves dérisoires, ils se voilaient simplement la face, et plus rien ne serait jamais comme avant. Lui n’était pas en mesure de leur offrir ce que tous demandaient ; son âme s’était éteinte en même temps que celle de son frère qui, ce jour là, avait clos ses paupières à tout jamais.