heure bleue

infj-a, the counselor
melancholic-phlegmatic • 9w1

{ long story short }

né et élevé à jeonju en corée du sud – plus curieux de l'extérieur que la plupart de son entourage, il ambitionne tôt d'aller à l'étranger – fait un détour à séoul pour ses années lycées – élève brillant, il choisit la filière de psychologie à columbia university – frais de scolarité subventionnés par les aides d'études – enchaîne les petits boulots alimentaires (serveur, préparateur de commande, baby sitter, agent de surface en maison de retraite) – profondément marqué par la perte de son meilleur ami – junho s'en veut de ne pas avoir pu le sauver – continue ses études de psychologie – il est arrivé à sa dernière année de mastère – c'est un garçon très poli, bien éduqué et attentif aux indices et non-dits – son attitude générale et sa gestuelle renvoient quelqu'un de rêveur, peu présent dans la réalité et qui se cogne beaucoup aux objets autour de lui – trop paisible, n'aime pas le conflit et fait tout pour l'aplanir s'il sent les étincelles monter – passe un peu pour le larbin de service et une serpillère qui ne se défend jamais – sensible aux changements environnants – généreux, il partage volontiers ses biens, même à des gens qu'il ne connaît pas – bon cuisinier, il aime préparer des repas sains pour tout le monde – plant dad qui parvient toujours à sauver ses cultures – lit beaucoup – est celui qui repasse après tout le monde pour ranger et nettoyer – aime s'habiller avec des tenues sobres et élégantes – plutôt chat que chien – comprend bien la psychologie humaine, même d'instinct – identifie rapidement les intentions de quelqu'un – s'il apprécie être en groupe et passer un bon moment, il privilégie ses instants de solitude pour se ressourcer – bien qu'il abrite une mélancolie presque inhérente à lui, il émane un sentiment chaleureux qui tend à le transformer en cette présence à laquelle on se confie naturellement – l'ironie veut qu'il soit né le 14 février mais n'ait jamais été en couple une seule fois de sa vie – préoccupé par le bien-être de ses proches, il prend tout signe de mal-être très au sérieux – très bonne écoute, il est le thérapeute gratuit de son groupe d'amis.

Ma vie n'a rien de spécial.
Non, vraiment.
Je pense même qu'elle ressemble à tout un tas d'autres, des histoires qui commencent exactement de la même manière, et qui se termineront de la même façon aussi.
C'est ce que je me dis en regardant la foule avancer comme une vague qui persiste à s'élever jusqu'au soleil.
Que se passerait-il si un jour tout devait subitement s'arrêter ?

Je me posais déjà la question quand j'étais enfant.
Jeonju a cette chance d'être un village qui a pu conserver un patrimoine culturel puissant.
J'ai vécu à l'intérieur d'un hanok, c'est le nom qu'on donne aux habitations traditionnelles coréennes.
Au pays du matin calme, on y apprend tout un tas de petits rites et de conventions sociales, qui, je l'ai compris par la suite, ne sont pas universels. Loin de là.
Contrairement à une majorité de mon entourage, j'ai été attiré par la culture occidentale relativement tôt. Il y avait ces dessin-animés un peu étranges, qu'on appelle cartoons, qui passaient à la télé. Quelques films Hollywoodiens sont parvenus à franchir la frontière des océans et à éclairer nos salles de cinéma.
Et tout bêtement, il y avait internet.
Même si la technologie est arrivée un peu tardivement dans mes mains, je pouvais explorer les montagnes dorées de l'Altaï, découvrir les quatre châteaux forts du Pays de Galles, plonger dans les chutes du Niagara depuis leur sommet, ou même détailler les portes en bronze de la Cathédrale d'Aix-la-Chapelle. Tout ça, depuis ma chaise, sans sortir de chez moi.
On n'y pense plus vraiment d'à quel point tout ça est incroyable. On a tellement l'habitude.

La Corée a elle-même une diversité topographique riche et une Histoire passionnante, mais je regardais déjà au-delà de nos contrées.

- Hé ! C'est cool non ? On ira un jour, Jihoon ?
- Hmmm peut-êêêêtre...
- Quoi t'aimes pas ?

Je n'étais pas tout seul à observer ces paysages numériques défiler sous nos doigts trop curieux.

- Bof c'est bien ici.
- Oui, mais regarde tout ce qu'il y a ailleurs.
- Pas b'soin, chuis bien là. Bon, tu viens chercher à manger ?
- D'accord. Attends-moi, j'éteins d'abord.

Et puis les chateaux, les cascades et les cathédrales s'endormaient tous ensemble avec un retour au noir.

Ma famille n'a jamais été riche, mais j'avais de bons résultats scolaires.
J'étais doué. Intelligent, ça, mes professeurs le disaient. J'étais aussi l'élève discret, conciliant et ponctuel. Je savais qu'en restant dans les clous, il ne pouvait rien m'arriver.

Jihoon n'avait pas la même facilité que moi à courber l'échine.

- HEIN ! T'as dit quoi gros NAZE ?!
- Si ta mère est jamais là c'est parce qu'elle t'aime PAS ! BAHAHAHAHA !!
- J'vais t'buter ta gueule !!!
- Jihoon, arrête !

De nous deux, je n'étais pas celui qui avait les muscles.
J'avais la tête.
Celle qui réfléchit, qui jauge, observe, décide à la fin.
Jihoon... Lui, il n'aimait pas ça, réfléchir. Il disait que c'était une perte de temps, que c'est un truc de faibles.
Je ne niais jamais le fait d'être faible, ou d'être un suiveur.
Parce que ça me sauvait.
Fatalement, ça me permettait de passer à travers les mailles du filet. D'être invisible, celui qu'on ne capture pas, parce qu'il n'a rien fait de mal.
Je n'étais pas mal avec cette posture, je l'avais choisie.
Et Jihoon avait choisi sa posture à lui.
Je ne lui ai jamais reproché. J'admirais cette détermination à toujours être fidèle à lui-même et ses valeurs, mais je déplorais ses blessures, les remontrances, les vendettas des autres.
La colère faisait de lui une cible facile.

Aujourd'hui, je crois avoir compris d'où lui venait cette hargne.

- J'les déteste, Junho. J'les déteste tous.
- Je sais. Ignore-les. C'est pas de ta faute, tu es comme tu es et personne n'a rien à redire à ça.
- Même toi, j'sais que ça te fait chier de toujours devoir me récupérer amoché. J'le sais hein, tu me mytho pas à moi.
- Normal. Personne n'aime voir ses amis blessés. Mais ça ne veut pas dire que je vais arrêter de t'aider.
- Tu sais, j'me demande souvent combien de temps tu vas tenir. Avant d'me laisser tomber.
- Tu peux faire autant de tentatives que tu veux : je resterai.
- Ouais, c'est c'que je me dis aussi... Mais à quel point c'est solide, des amis. Tu peux pas passer ta vie à me sauver. T'as la tienne à vivre, de vie. Regarde : t'es pratiquement arrivé à la fin du lycée et tu vas partir étudier à l'étranger bientôt. Moi j'suis toujours là comme une merde, à même pas avoir su arriver au bout du collège.
- On peut pas comparer deux expériences différentes, Jihoon. Ma vie, tu la supporterais probablement pas avec ton tempérament.
- T'sais, maintenant j'me dis que j'aurais préféré faire comme toi et faire le gentil qui dit jamais rien, et à qui il arrive jamais rien non plus. C'est pas négatif.
- Oui, je sais.
- T'y crois ça toi, que ça va s'arranger pour moi ?
- J'en suis sûr.
- Comment tu peux dire ?
- Une intuition.
- Ah, les fameuses. T'es chiant ! Je veux savoir comment tu sais, moi !
- Peut-être qu'un jour je saurai expliquer. En attendant, ça va être l'heure de dormir.
- Et tu reviendras me voir souvent hein ?
- Promis. Dès que j'aurai des congés, je reviendrai.
- T'as intérêt. J'vais pas supporter ces connards longtemps, j'te préviens.

Longtemps, j'ai pensé qu'être suiveur m'épargnerait les accrocs.
Dans une certaine mesure, j'avais raison.
Mais à l'époque, je n'avais pas anticipé une chose.

Je laissais derrière moi celui qui avait le plus besoin de ma présence.

Peu de temps après la remise de mon diplôme de lycée, je pliais bagage pour les États-Unis.
Et si ce voyage et toute la logistique qu'il entraîne a été possible, c'est uniquement parce que j'étais l'élève d'exception qu'on pouvait se permettre de financer via les prêts d'études.
Vivre à l'étranger n'avait rien à voir par rapport à regarder des photos.
Il fallait parfaire mon anglais, m'adapter aux codes sociaux-culturels. Me débrouiller seul, j'avais déjà l'habitude de le faire sur Jeonju et Séoul.
Alors pour aider à financer ce qui coûtait déjà trop cher, j'ai enfilé un tablier au café du coin dès l'aurore, porté des caisses pour les préparations de commande jusqu'à dix-neuf heures, nettoyé les couloirs des maisons de retraite que personne n'a jamais vus propres, gardé les enfants de ceux dont la vie va toujours trop vite.
C'était dur. La vie américaine file à toute allure, c'est exactement comme dans les films. C'est une toute autre façon de penser, de réfléchir, et même de parler. L'Américain aime aller vite, fêter les choses avec grandeur, dépenser sans compter. Ceux que j'ai rencontrés avaient cette ouverture d'esprit et cette générosité simple qui est loin d'être monnaie courante en Corée.

Les mois, les années ont passé.
Aujourd'hui, je m'adapte encore. Je tords mon échine avec toujours plus de vigueur pour ne jamais perturber l'ordre ni la hiérarchie. Jihoon m'en aurait probablement voulu pour ça, d'ailleurs. Être le larbin de service qui termine les devoirs de ses aînés n'est sûrement pas ce qu'il aurait voulu.
Jihoon...

- C'est ton p'tit copain ?
- ... Oh, non. C'est mon meilleur ami.
- L'est mignon tout plein ! Ça a l'air d'être un vrai p'tit bagarreur.
- On peut dire ça. Il n'a jamais trop aimé... la norme.
- Y en a toujours un comme ça dans la bande ! Le mouton noir qu'ils disent. J'les aime bien. Ils pensent comme pas deux, ont des rêves et des ambitions pleins la tête.
- Oui. Jihoon est comme ça.
- Tu m'le présenteras, dis ? Et envoie-moi sa photo ! J't'ai donné mon num' ?
- Non...
- Alors attends ! J'pose ce putain d'balai... Là. Vas-y, ouvre ton répertoire !
- C'est bon.
- Rose, tu connais, et mon numéro c'est...

Ça me faisait rire de raconter ce genre de chose à Jihoon.
De lui dire qu'une femme de ménage de quarante-sept ans le trouvait mignon.
Il détestait qu'on lui dise qu'il est mignon, qu'il est joli. En fait, les compliments avaient cette capacité à pénétrer vigoureusement quelque chose au fond de lui qui était encore trop fragile, encore trop précieux pour qu'il veuille laisser quelqu'un y entrer. Moi y compris.

J'ai stabilisé mon quotidien après trois ans.
Je ne cherche plus mes mots. Je pense, je rêve en anglais. Je crois même que mon coréen s'est dilué à mesure que le temps passait.
Le réaliser a été ce qui m'a fait rentrer à Jeonju pendant l'été de 2023.

Aujourd'hui encore,
je ne sais pas si je regrette d'être revenu.

- Salut Yeseul !
- Oooooh ! Junho ! On t'a pas vu depuis quand... l'été dernier ?
- Oui, j'étais venu pour participer à l'atelier de théâtre.
- OUI ! Je me souviens ! Ça fait déjà un an !! Comment ça va depuis ???
- Super. Je suis parti étudier à l'étranger, tu sais.
- Oui oui, tu m'avais dit. Et ça se passe bien ? T'es devenu une bête en anglais maintenant ? Tu vas pouvoir aider Minjun, il galère toujours autant.

Minjun est le plus âgé parmi nous.
Parmi les jeunes, je veux dire.
Ils font partie d'une petite troupe de théâtre qui circule un peu partout en Corée du Sud, mais qui a ses bureaux à Séoul.
On est tombé sur eux pendant que j'étais encore au lycée.
Je sais que les rejoindre a permis à Jihoon de trouver un endroit où se sentir bien, même si le théâtre, c'était pas son truc.
C'était comme une petite famille pour lui.
Pour nous.

J'ai salué quelques personnes. Enlacé Seoyeon que je connais bien et qui a été la première à m'accueillir. C'est elle qui gère en grande partie le collectif.
Encore maintenant, je me souviens de la tristesse de son regard à ma venue.

- Et Jihoon, il est là ? Je lui ai pas dit que je rentrais.
- Jihoon il est parti.
- Hein ? Il a fini son contrat avec l'asso ?

Elle s'est détournée.

Dehors, assis sur le banc proche de la porte d'entrée, il y avait Minjun. Il parlait avec d'autres personnes que je n'avais jamais vues.
Je les ai rejoint avant de sourire.

- Minjun ! Je suis content de te voir.
- Salut frérot ! Content aussi. Comment tu vas ?
- Bien, bien. J'ai vu Yeseul, ça a l'air d'aller ? Hâte de voir la représentation, ça m'avait manqué.
- Ouaiiiis, ça va être super. C'est cool que t'aies pu venir ! Ça fait déjà, quoi, l'année passée ? Depuis qu'on t'a vu.
- Oui, ça fait un an.

Yeseul nous a rejoint.
Moi, je regardais autour à la recherche de celui que j'étais venu voir pour la première fois depuis trop longtemps.

- Et Jihoon ? Il est là ? Je l'ai pas vu.

Est-ce que vous connaissez cette sensation d'avoir dit quelque chose d'interdit ?
Que vous avez prononcé les mots que vous n'auriez jamais dû dire ?
Que vous avez fait s'arrêter la vague face au soleil ?

J'ai vu les regards blêmir.
Les mains se serrer près du ventre comme on retient un chagrin de remonter jusqu'à la gorge.
J'ai entendu le silence au beau milieu d'une foule.

Le temps s'était arrêté.

- Il est décédé.

J'ai vu les personnes autour de moi disparaître dans un écran flou.
Je me suis rendu compte du poids de mon corps sur mes jambes.

- Hein
- Il y a deux mois.

Je l'ai regardé, Minjun.
Yeseul aussi, je l'ai regardée.
J'ai regardé le vide et la terre.
Moi aussi, j'ai commencé à sentir quelque chose sous mon ventre.
Moi aussi, j'ai pris le même regard de tristesse.

- Qu'est-ce qui s'est passé
- Il s'est suicidé.
- C'est pas vrai
- Je suis vraiment désolé. Je pensais qu'on te l'avait dit. Nous aussi, ça nous a fait un choc.

Je crois que j'ai entendu le sang battre dans mes veines
J'ai entendu mon cœur frapper sous la montagne d'os
Oui, j'ai entendu le vent souffler, senti l'ombre des nuages glisser sur ma peau.
Quelque chose en moi a vacillé
puis s'est effondré.

Le souvenir que j'avais de Jihoon était encore très clair, limpide.
Je me souviens de la chaleur de sa joue contre la mienne quand on s'est dits au revoir avant mon envol pour New York.
Je me souviens de son sourire, des enfants rassemblés autour et qui lui couraient toujours après pour monter sur son dos.
Je me souviens de sa voix, de son rire aigu et un peu drôle qui résonne trop fort.

Maintenant, qu'est-ce qu'on va dire aux enfants ?
Qu'est-ce qu'on va entendre dans les rues de Jeonju à minuit ?

Comment je n'ai pas su le voir arriver.

Qu'est-ce que j'aurais pu faire ?
Est-ce que j'aurais pu l'empêcher ?
Depuis quand ?
Est-ce qu'il a essayé de me le dire...
Est-ce que j'aurais pu le voir ?
Et si j'étais arrivé deux mois plus tôt...
Si je n'étais jamais parti à l'étranger ?
Est-ce que c'est mon départ ?
Qu'est-ce que j'aurais pu faire.

J'ai compris qu'il existe des questions auxquelles on ne peut pas avoir de réponses.
Auxquelles il n'est peut-être pas utile de penser.

Je me suis demandé quel était le sens de faire des études de psychologie si je n'avais même pas su détecter la détresse de mon meilleur ami.
J'ai pensé à arrêter.
À rentrer définitivement à Jeonju, pour continuer à vivre et honorer le souvenir de Jihoon.
Mais je me suis aperçu que faire ça n'aurait rien apporté à qui que ce soit.
Je n'aurais pas découvert ces paysages, ces lieux où je rêvais d'emmener Jihoon.
Peut-être que je peux emporter son souvenir avec moi et lui montrer ces merveilles qu'on ne voyait qu'au travers d'écrans. Lui faire découvrir ce qu'il y a au-delà de la Corée.

Aujourd'hui, je suis certain que tout ça lui aurait plu.