( i say a little prayer for you ) chap

dans la tente au Soleil, j'me suis cramé la rétine. on m'a applaudi, tout le monde a crié, c'était à la fois beau et mortel, divin et dégueulasse.

explosion sensorielle, les couleurs trop vives, l'air trop brûlant, bébé lâche un cri tonitruant, et ça fait rire partout autour. accouchement pas assez privé, au goût du bambin, qui aurait bien aimé naître avec un peu plus d'intimité ; mais il y a là mère - évidemment -, père, grands-mères, grands-pères, et quelques oncles et tantes qui n'avaient visiblement pas grand-chose d'autre à faire de leur froide après-midi. le bébé est renfrogné, tire déjà la gueule, et en quelques mois seulement, bien avant de savoir articuler papa ou maman, il saura bouder. c'est un signe, sans doute, un précurseur de sa vie toute entière.

à six ans, on le délocalise, il perd les rares curseurs qu'il avait en ville, le square, la grande vitrine du magasin de soutien-gorge, mais lui ne regarde pas la lingerie, la vitre est juste très propre, elle fait miroir, et il sait maintenant qu'à trente-cinq pas de là, il y a le toboggan. drôle de carte géographique qu'il se trace en tête, et pourtant, il presse l'allure, dès qu'il dépasse la dentelle rouge. à six ans, on le délocalise, on le perd dans l'une des campagnes les plus paumées du Texas, gamin qui découvre un jour tentures et roulottes, sans trop comprendre où sont passés les buildings, les taxis, le bruit. tout est trop calme ici, bien trop calme, à l'exception des deux cérémonies de la journée.
tout le monde se rend dans la tente au Soleil, la grande tente jaune, pour rejoindre les aînés et puis l'Élu, ce type sans prénom visiblement, qui distribue sourires et poignées de mains, sous les ovations de ceux qui boivent ses discours comme autant de spritz. il appelle le monde à se renverser, vénère la lumière comme il vénère les ombres, sans panthéon affirmé ; il sait juste qu'il est au-dessus des autres, et ça lui donne visiblement le droit de souffler très fort sous son doigt pour faire taire les gazouillis des gamins qui s'en fichent pas mal de l'apocalypse imminente.

les années passent, rapidement les Enfants du Soleil - nom le plus pédant du monde, hein ? - se rendent bien compte que Chapel ne partage pas l'amour du grand interprète des astres, qu'il soupire un peu trop fort quand lui parle, qu'il n'est pas très assidu aux prières quotidiennes. non, on retrouve parfois le gamin devenu adolescent dans le champ voisin, à embrigader d'autres enfants, à essayer de leur faire jouer des scènes qu'il sort de sa tête. alors le père Soleil décide qu'il faut arrêter le théâtre, art impur, art à ombres, et que quiconque ne respecte pas la décision sera banni des terres du Soleil. punition qui n'en est pas vraiment une ; Chapel est viré à dix sept ans, rejoint New York en stop. le théâtre, c'est son soleil à lui, mais il n'aime pas les planches, n'aime pas les spotlights, n'aime pas mettre à nu ses émotions devant les autres. lui se complaît en coulisses, où il devient technicien, homme de l'ombre, articule les décors et les effets de lumière, les musiques et les jeux de couleurs, d'abord pour de minuscules productions, puis se fait repérer, abandonne son second taf de serveur dans un fast-food de poulet, plus gros salaire pour des petites pièces sur les plus petites rues de Broadway. il se met à écrire, et avec un cachet plus gros que d'habitude, s'achète une magnifique machine, par amour de l'art, tape sur les touches jusque tard le soir, esquisse ses personnages et ses scènes au coeur de la nuit.

ses voisins, des années plus tard, confieront qu'à travers les trop fins murs et sols de l'immeuble, on l'entendait déjà rouspéter, seul, quand il n'avançait pas dans ses idées ou quand un personnage le contredisait. puis qu'il gueulait aussi fort quand des comédiens amateurs venaient lui rendre visite ; on n'a jamais su si les cris l'étaient de plaisir ou bien d'agacement, et les riverains ne se souviennent que des feuilles jetées par centaines, froissées, remplissant les bacs des poubelles de l'immeuble.


puis il réussit. fait produire une de ses pièces, se tape le producteur, puis sa femme, pendant la première, dans les coulisses. la convainc de se séparer de cet autre type, et peu importe le fric perdu, sa pièce marche trop bien au fil des représentations pour qu'on l'abandonne. alors ils divorcent, et Chapel se marie une première fois. la nuit de noces se fera dans les coulisses, à quelques mètres de là où se tenait l'ex-époux une poignée d'heures auparavant. Chapel aime provoquer le destin, il aime oublier que la vie n'est pas une de ses oeuvres, qu'il n'en contrôle pas les événements.

multiples mariages, multiples succès, multiples souhaits d'enfants sans jamais y arriver, peut-être qu'il n'y met pas du sien, peut-être que son corps bloque comme pour accomplir des souhaits qu'il se cache, homme enfant qui ne peut décemment pas élever un gamin. Chapel est infidèle, Chapel est séducteur, Chapel est un bon manipulateur, Chapel est un excellent écrivain, et surtout, Chapel est toujours au bon endroit au bon moment. avec le recul, il se dit souvent que c'était peut-être lui, le roi soleil, finalement ; et qu'ils auraient l'air bien con dans leur tente rouge, à vouloir le vénérer avant de le chasser.



en vrac: coeur mis de côté, langue qui se perd sur trop de peaux, pas de nouvelles de la famille, écrit ses pièces au coeur de la nuit, tea addict, cigarettes consommées à la chaîne, voix rocailleuse, il gueule facilement, il terrifie autant qu'il inspire, portrait vintage qu'on déchirerait bien à coup de défense d'ivoire, écrit sur tout et sur rien, coqueluche des hautes sociétés pour ses pièces provocantes, idole des classes moyennes pour ses univers créatifs, adepte de science-fiction et de thriller, de romance et de drame, tous les masques du comédien qui s'interceptent, n'a jamais été amoureux, n'a jamais été vraiment abîmé, détachement profond, sensibilité si bien cachée qu'il ne la sent plus, infertile, control freak.